De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre LordeJeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.

Suite de notre série de portraits avec celui de Mireille Havet publié initialement dans le numéro 23 de Jeanne Magazine.

C’est par la grâce d’un miracle comme il en arrive dans les livres mais plus rarement pour les livres que l’on connaît enfin toute la valeur de celle que Guillaume Apollinaire appelait sa « petite poyétesse ». Dans un grenier dormaient en effet depuis plus de 70 ans des papiers jaunis sous forme de carnets en cuir, de feuilles éparses ou détachées de mauvais cahiers d’écolier, réunis tous par une écriture serrée, légèrement penchée, dont les taches d’encre, les excessifs signes de ponctuation et les innombrables fautes d’orthographe donnent au tout une familiarité : c’est le journal de Mireille Havet, commencé à l’aube de ses 15 ans et achevé moins de trois ans avant sa mort, survenue en 1932 alors qu’elle n’avait que 33 ans.
Le caractère exceptionnel de ce document, d’autant plus brut et cru qu’il n’était pas destiné à la publication, lève un voile sur le Paris Lesbos des années 20. On croyait tout savoir après que Baudelaire avait écrit Les Fleurs du Mal (initialement : Les Lesbiennes) et que Natalie Barney, Renée Vivien, ou encore Colette chantaient les amours lesbiennes avec plus ou moins de masques. Mais lorsque les éditions Paulhan se lancent dans le lent et patient décryptage des états d’âme de Mireille Havet, on obtient le privilège de se frotter au génie torturé et destructeur d’un jeune prodige et éternel espoir que la littérature avait oublié.
Mireille Havet -MH- est née dans un environnement social, géographique et historique exceptionnel. Lorsqu’elle voit le jour à Médan le 4 octobre 1898, la proximité de Zola n’a pas pu échapper à des parents qui, pour appartenir à la petite bourgeoisie, ne se montrent pas moins sensibles à l’art et ouverts aux expériences sociales. Le père, Henri Havet, est un peintre peu connu qui passe de longues journées dans son atelier, où il croise d’autres artistes plus fameux et discute esthétisme. La mère, Léoncine, ne travaille pas officiellement mais se démène sans relâche pour offrir à ses deux filles (Mireille a une sœur aînée) un confort bourgeois et une aisance matérielle que les revenus du ménage ne permettent pas en réalité. C’est donc à l’abri de tout besoin que MH passe les premières années de sa vie. De plus, elle ne fréquente pas l’école publique et pousse seule, dévorant les nombreux livres de la bibliothèque familiale.
En 1908, l’esprit est à la philanthropie sociale, aux expériences communautaires, à l’introduction de l’art dans tous les milieux, y compris ouvrier. C’est dans ce contexte qu’ouvre La Chartreuse, un ancien couvent réaménagé en petites cellules où les familles d’artistes, d’employés, d’écrivains pourront passer des vacances de création et de partages intellectuels. C’est là que pendant 4 ans, la famille Havet rencontre les acteurs majeurs de la vie artistique et politique du pays dont Ludmila Stavitzky (légataire ultérieure des biens de Mireille Havet) et Philippe Berthelot sont les plus marquants. C’est là aussi que Mireille Havet est remarquée par Izambard, le professeur de Rimbaud, approchée par Paul Fort, poète alors très en vue, et vite cornaquée par Apollinaire, lequel deviendra un habitué de la rue Raynouard, à Paris, où vivent les Havet.
En septembre 1912, elle est enfin scolarisée au cours Sévigné, recommandé aux personnalités différentes pour ses méthodes avant-gardistes. Depuis un an, son père est interné à l’asile de Ville Evrard suite à des épisodes de neurasthénie et de violence. Il décède en septembre 1913 et laisse une famille démunie. Le choc est sans doute insurmontable pour Mireille, qui n’en écrit rien dans son journal.
Ce qu’elle y confie néanmoins, malgré les avances pressantes d’un subtil Paul Fort qui lui écrit : « Toi, méchant garçon de fille adorée ! », c’est son goût naissant pour les filles. Elle écrit alors, à propos d’un de ses premiers béguins : « Je veux l’obtenir, l’avoir à moi de par la donation complète des ses seins encore inviolés »
Mireille Havet se cherche et trouve assez vite à aimer. Elle flirte avec les femmes et les jeunes filles qu’elle rencontre dans les multiples salons qu’elle fréquente alors, étant la jeune coqueluche de Paris après qu’elle a publié un conte fantastique dans la revue de Guillaume Apollinaire en 1915. Sa grâce androgyne lui vaut les faveurs de beaucoup de femmes, mariées ou non, dans un milieu assez ouvert en apparence. Et lorsqu’en 1917 elle arbore une franche coupe de garçonne en se rasant la nuque, geste encore osé à l’époque, elle choisit délibérément son camp, d’autant que l’homme « restera toujours pour [elle] le taureau, c’est pourquoi [elle] en trouve la race superflue. » La parution d’un recueil de textes et poèmes préfacé par Colette, La maison dans l’œil du chat en décembre de la même année, la propulse dans des milieux intellectuels aisés et c’est sans complexe qu’elle fraie chez les Berthelot comme chez Natalie Barney, en plus de s’introduire dans le salon de Misia Sert, qui deviendra vite le cercle de Jean Cocteau. Trop libre pour faire chapelle et consciente d’être désargentée chez les riches, trop aristocratique pour s’abaisser à travailler et lucide sur son penchant pour le vice et la noce, Mireille Havet veut vivre de littérature et d’amour, vite et fort, d’autant plus fort que les pertes de la guerre qui s’achève l’ont meurtrie.
L’apothéose arrive trop tard ! Les cœurs se sont endurcis dans le mal de l’attente, et nous avons maintenant la routine du malheur, l’abrutissement du sacrifice, et la joie qui nous délie me semble criarde et surfaite. Rien désormais n’empêchera le déluge, et ce n’est point un commencement qu’apporte cette paix, mais un autre chapitre et je redoute, obscurément, d’autres peines et d’autres désordres.

C’est l’année suivante, en 1919, que commence la vraie vie qu’elle appelait de tous ses vœux : l’amour entre avec fracas en la personne de Madeleine de Limur, walkyrie flamboyante et dominatrice qui va vite faire de Mireille Havet un « pantin ». Après les premiers temps de la passion, de la débauche et des excès (de drogue, de sexe) la première se lasse de la seconde et Mireille Havet est proche du suicide. Elle veut alors « aller droit à l’enfer par le chemin même qui le fait oublier ». Puis elle s’oublie dans les bras de la douce Marcelle Garros, veuve de l’aviateur, qui l’apaise et l’emmène dans le sud à plusieurs reprises, entre 1920 et 1922, afin de l’éloigner de la Ville lumière qui s’apparente pour elles à Gomorrhe. Mais elle l’initie aussi à l’opium, qu’elle croit fumer en esthète alors qu’elle est dépendante. Durant les presque 3 années qu’elles passent ensemble, leur consommation d’opiacées (héroïne et cocaïne) prend des proportions inquiétantes et les entraîne vers des abîmes dont Marcelle Garros ne se relèvera que des années plus tard, tandis que MH ne parviendra pas à décrocher plus d’un mois et ce, pour le restant de son existence.
Début 1922, elle reprend la noce, le noctambulisme et les excès de drogue dans le Montmartre canaille. Elle décide aussi, cette année là, d’ « arracher une dent », comprendre, de perdre un pucelage qu’elle trouve encombrant. L’affaire est confiée au mari d’une de ses maîtresses et lui cause toutes les peines du monde : « je n’imaginais point la chose si horrible, si absurde, si mortuaire. Elle dépassa mes espérances et mes prévisions les plus basses »  Mais elle s’en trouve alors forte comme « un fauve qui brise sa cage. »
Fin 1922, Carnaval paraît une première fois. MH l’a écrit l’été précédent pour exorciser son amour pour M. de Limur. Même si les noms sont changés et l’homosexualité masquée par le prénom masculin de Mireille/Daniel, elle décrit crûment la « basse noce » et la décadence d’une passion. L’œuvre est très bien reçue et bientôt applaudie au delà des cercles littéraires. Et l’auteure presque guérie de sa passion. Mais l’année suivante, la mort de sa mère presque indigente, en février, puis celle de Raymond Radiguet, vont faire sauter les derniers verrous d’un esprit dévoyé et la plonger dans une dépression dont elle ne sortira plus. Même le grand succès de Carnaval, à présent paru en librairie, ne peut adoucir son âme torturée.
La suite de la vie de Mireille Havet est ponctuée de grandes passions qu’elle a tôt fait de déplorer (Olga Nounez), de regretter après qu’elle s’est transformée en monstre violent (Reine Bénard) et de pleurer (Robbie de Massot, Mary Butts, Norma Crandell) pour finir seule, abandonnée même des plus fidèles de ses amis qui, comme les Berthelot ou Ludmila Stavitzky, l’ont sortie plus d’une fois des noires ornières où la veulerie et la drogue l’avaient menée.
Sur le plan artistique et littéraire, Mireille Havet fera une apparition remarquée dans le rôle de la mort dans la pièce de Jean Cocteau intitulée Orphée, en juin 1926, alors que chaque apparition sur scène lui demande une piqûre de morphine. Grâce à la ténacité du critique littéraire Edmond Jaloux ou de l’éditrice Jeanne Delamain, Mireille Havet écrivit encore deux portraits, dont un de Colette, en 1922, mais ne finit jamais un manuscrit « de 400 pages » qu’elle avait intitulé Jeunesse perdue, qui ne fut jamais retrouvé.
En juin 1929, épuisée par ses dépendances, indigente et sans domicile, elle écrivait dans son journal : « je dois disparaître d’une vie où il n’y a pas, légalement et matériellement, de place pour moi. » Elle mourut de la tuberculose le 21 mars 1932.

Figure emblématique de la garçonne dans un Paris plutôt ouvert dans les années 20, Mireille Havet ne s’est pas passionnée pour une conceptualisation de son homosexualité. Très peu politiques, ses préférences sexuelles sont reconnues et vécues par elle sans qu’elle s’affirme de manière tranchée et définitive comme une invertie, c’est-à-dire comme un homme, ni réellement comme une garçonne. Elle exalte en effet la féminité, la douceur des femmes et son attirance fait suite à ses seuls sens. De fait, MH n’est même pas féministe, elle qui se montra parfois violente avec ses maîtresses. Pire, si elle semble s’affranchir aisément des pudeurs et des interdits propres à son sexe et à son milieu bourgeois catholique dès son adolescence, elle finira par désigner son inversion comme la source de tous ses malheurs. Il ne lui fut jamais tout à fait possible en effet de se libérer de la contrainte à l’hétérosexualité (d’où l’arrachage de dent), de la honte de l’inversion et du poids d’une société qui présentait le mariage comme une quasi obligation pour les femmes (presque toutes ses amantes étaient mariées… et à l’abri du dénuement). Par un raccourci assez simpliste, elle regrettera presque ses penchants. Pourtant, elle est celle qui eut l’orgueil de se sentir différente, fière avant la lettre d’une sexualité et d’une sensualité qui la mettaient alors du côté de la vie et qui osa écrire :

«Aller au-devant, rompre, ne rien admettre, détruire et rejeter tout ce qui, même de très loin, menace une seconde l’indépendance, voici mes lois. Ce n’est pas une politique de la conciliation, c’est exactement une révolte.
Je ne mangerai pas de votre pain. Je serai abracadabrante jusqu’au bout.»

Par Véro Boutron

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