De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.
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Suite de notre série de portraits avec celui de Renée Vivien, qui 25 siècles après Sapho, fut la première poétesse à chanter ouvertement les amours lesbiennes. Un portrait initialement publié dans le numéro 26 de Jeanne Magazine.
Au tout début du siècle dernier, le long des dix années que compta sa courte vie d’écrivaine, Pauline Mary Tarn, qui se fit appeler Renée Vivien, a exposé au monde son admiration pour la poésie de Sapho, et son propre amour des femmes le long de 12 recueils de poèmes, 7 ouvrages en proses et de nombreuses traductions, de Sapho elle-même et de Dante, notamment.
De son enfance, l’on sait encore aujourd’hui assez peu de choses. Née autour du 8 juin 1877 d’un père anglais richissime et d’une mère américaine d’origine française, elle grandit en partie entre Paris et Fontainebleau, étouffée par les préceptes de l’Eglise anglicane paternelle et la sévère éducation catholique qui prévaut en France à cette époque, et plus particulièrement dans l’institution où ses parents les ont placées, elle et sa sœur cadette Antoinette, à Fontainebleau.
C’est là qu’elle rencontre les sœurs Shillito, d’autres jeunes Américaines élevées comme elle dans une famille aisée, cultivée et cosmopolite. Entre Pauline et l’aînée des Shillito, Violette, les liens d’amitié sont si forts et leurs comportements si tendres qu’ils éveillent les soupçons des surveillantes de l’internat. Elles se font souvent sermonner, voire réprimander. Il faut dire qu’entre ces deux-là, l’intimité est exaltée par des traits de souffrances communes. Pauline a perdu son père, qu’elle admirait énormément, à 9 ans. Accablée, seule face à ses maux, elle est très tôt attirée par la morbidité. Violette quant à elle, sans être souffreteuse, donne à tous ceux qui l’approchent l’impression d’être éphémère, comme au bord de la vie. A Pauline qui cependant se projette et affirme haut et fort, dès son adolescence, qu’elle veut être poète, Violette répond : « Je ne serai rien ».
Quand la veuve Tarn, remariée, décide de rentrer en Angleterre, c’est pour Pauline un arrachement amoureux, « un déchirement affreux » de sa « patrie d’enfance » et elle pleure Violette chaque jour. De plus, la famille est endeuillée une seconde fois à la mort de l’oncle de Pauline, qui plonge dans le spleen et la mélancolie. Seule, car sa mère est distante et lui préfère la solaire Antoinette, elle dépérit dans une ville sombre qu’elle déteste où « un brouillard tous les jours » mue la cité en presque tombeau. Heureusement, il y a les vacances en Europe avec les Shillito et leur gouvernante française, Melle Méjean, dont Pauline se dit la nièce afin de s’inventer une famille et de trouver chaleur et compassion. C’est cette dernière qui l’encourage à écrire des vers, épaulée et critiquée en cela par Violette. Dès qu’elle a découvert la poésie, Pauline n’est plus seule. Des carnets retrouvés longtemps après sa mort font état d’une ambition immense. Elle veut écrire une épopée française, une fresque historique, exhumer toutes les gloires passées, réhabiliter le mélodrame et secouer la critique littéraire. Sans se l’avouer, elle veut surtout prendre aux hommes un territoire qui leur est réservé. Elle pressent déjà que le talent seul, en ce début de XXè siècle, n’est pas suffisant lorsqu’on est femme. Aussi acquiert-elle une culture remarquable. Seule, en autodidacte. Elle lit Dante en italien et en fera plus tard des traductions très honnêtes, elle s’imprègne du romantisme de Victor Hugo (avant de le rejeter), du platonisme, du réalisme de Zola, revient aux grandes envolées wagnériennes et fait sienne la devise de son père : « Vincit qui curat », est vainqueur celui qui persévère. Elle acquiert aussi, toujours seule, des idées politiques dans les livres qu’elle dévore. Elle est « républicaine dans l’âme » et farouchement opposée à « l’abomination » qu’est la peine de mort, convaincue également, à l’instar d’Hugo, de la nécessité des Etats Unis d’Europe. A cela s’ajoutent des idées féministes très tranchées qu’elle puise chez Sapho mais aussi en elle-même, sentant avec exaspération l’oppression subie par les femmes dans une société phallocrate, religieuse et hypocrite. Dans ce bouillonnement intérieur, elle écrit beaucoup, se lamente de sa vie sombre et solitaire et ne vit que pour les retrouvailles définitives avec Violette.
C’est chose faite en 1897, lorsque Pauline est émancipée un an avant sa majorité et qu’elle fuit Londres pour Paris, à l’abri du besoin grâce à l’héritage paternel. C’est Violette elle-même, amie d’enfance de Natalie Barney, qui présente cette dernière à Pauline. Elles ont toutes deux 20 ans et un coup de foudre immédiat mais explosif vient de frapper la sensuelle Amazone et la prude Pauline, au corps endormi. Chapeautée par Charles-Brun, elles écrivent des vers côte à côte et Natalie admet, chose rare, que Pauline est plus douée qu’elle : « Son chant me plaisait plus que le mien », écrira-t-elle. Pauline offre à son amante des vers, que celle ci veut faire publier.
C’est ainsi que paraît en 1901 Etudes et Préludes sous l’intrigant pseudonyme de R.Vivien, puis Cendres et Poussières en 1902, sous le nom de René Vivien et enfin Evocations, un troisième recueil de poésies, cette fois sous le pseudonyme complet de Renée Vivien. Dès l’apparition d’Etudes et Préludes, la critique est d’autant plus enthousiaste qu’elle pense avoir affaire à un jeune poète. Natalie Barney raconte en ces termes la méprise : « Lorsque ce premier recueil de vers parut (…) sous cette initiale pouvant passer pour un prénom masculin, un jeune conférencier qui se flattait de découvrir et de lancer les génies à venir prit comme sujet ces Etudes et déclara à son auditoire « combien on sentait ces vers vibrants d’amour écrits par un tout jeune homme idolâtre d’une première maîtresse ». (…) Comme il continuait sa conférence (…) Renée et moi, prises d’un fou rire, dûmes quitter précipitamment la salle. »
Ainsi, avant d’être happée par un mysticisme sombre et presque nécrophage, Renée Vivien commence sa carrière dans un éclat de rire. Et une irrévérence, aussi, aux diktats de l’édition, de l’écriture féminine dite de la Belle Epoque –vitaliste et solaire- et des entrechats propres à « la réclame » exigée des auteurs. Signatures, photos, interviews etc. ne sont pour elle en effet et très vite, elle est dite sombre (ce qui s’avèrera au fil des ans), décalée, décadente et très –trop- féministe. N’écrit-elle pas dans ses carnets : « Qu’on donne une bonne éducation, une vraie éducation aux femme…et l’on verra ! » De plus, à l’instar de sa compagne du moment, elle se dit fièrement une Fleur du mal et ose proposer la fin du patriarcat, dire son dégoût des hommes et le refus de la maternité. Contrairement à Natalie cependant, on sent poindre une contradiction déjà, une notion chrétienne du péché dont elle a du mal à se départir. Charles Maurras ne s’y est pas trompé, qui dit de Renée Vivien, après qu’il eut découvert qu’il s’agissait d’une femme : « Elle est meilleure chrétienne que vous et moi. »
Entre la volage et amazone Natalie Barney et celle qui, déjà, exprime une haine profonde du corps pour ne s’attacher qu’à l’idée de « la Femme », la passion brûle et les déchire. Les infidélités de Natalie, sa manière d’être (solaire, fantasque, sociable) se heurtent à la timidité et la gaucherie de Renée, qui bientôt ne supporte plus rien. Elles se séparent avec fracas, tout en restant liées à vie, car Natalie n’accepta jamais tout à fait la perte de son « Paul » et déploya une folle énergie à la reconquérir. Quoi qu’il en soit, Renée Vivien saisit l’occasion de cette douloureuse rupture pour publier en 1904 Une femme m’apparut, récit à peine masqué de sa folle passion avec l’Amazone et ses amantes. Elle y affirme un peu plus son esthétique personnelle saphique et un féminisme transgressif que la critique –mâle- ne lui pardonne pas. Elle écrit entre autre, s’agissant des hommes : « Je ne les aime ni ne les déteste. (…) Je leur en veux d’avoir fait beaucoup de mal aux femmes. Ce sont des adversaires politiques que je me plais à injurier pour les besoins de la cause. Hors du champ de bataille des idées, ils me sont inconnus et indifférents. »
Après la réécriture et seconde édition d’Une femme m’apparut (sous l’égide de N. Barney ?) Renée Vivien, très affectée, presque détruite par la mort de son amie Violette (en 1901) et étrillée par la critique, ne publiera plus que des poèmes ou des paraphrases de Sapho.
Elle voyage beaucoup, de Nice, où elle a une maison, au Japon, qu’elle affectionne, plus pour se fuir que pour de réelles découvertes. « En route pour l’inconnu. Demain, je serai à Jaffa, puis Jérusalem… J’ai entrevu la merveille égyptienne… on ne va jamais assez loin, on ne voit jamais assez… Quelle voile m’emportera vers l’Eternité ? » La rencontre avec la richissime Baronne Hélène de Zuylen, mariée et mère de deux enfants et qui la prend sous sa protection n’y changera pas grand chose. De cette relation d’ailleurs, l’on glose encore. La Baronne était-elle tyrannique, qui faisait surveiller sa conquête via les femmes de chambre, sans jamais toutefois apparaître aux soirées que donnait Renée Vivien chez elle, à Paris ? Ou essayait-elle de la protéger d’elle-même, de ses envies suicidaires et de sa dépendance à l’alcool ? Colette, en voisine et amie de Renée Vivien, décrit l’ambiance de l’appartement parisien aux lourdes tentures, dont les fenêtres étaient obstruées et le salon riche d’encens et de bouddhas, dans Le pur et l’impur.
Ce que l’on sait, c’est que Renée Vivien ne semblait pas libre de ses mouvements, ni même des mouvements de son cœur. En effet, Natalie intrigua longtemps pour revoir son « Paul » et parvint enfin à ses fin en 1904 après qu’elle eut férocement bataillé pour être comme par hasard invitée à Bayreuth, au festival-hommage à Wagner, au même concert que la « Dame aux violettes », ainsi qu’on surnomme maintenant R. Vivien. Après une cour éperdue et des rendez-vous manqués, Natalie séduit à nouveau Renée et elles partent ensemble à Mytilène fouler la légende. Là, elles passent les semaines les plus passionnées et les plus belles de leur histoire. Natalie n’est rien qu’à elle, pour la première fois. Cependant, la Baronne de Zuylen avertit Renée de son arrivée à proximité et propose qu’elles se retrouvent. Effrayée par sa propre trahison, Renée Vivien rentre précipitamment à Paris, tout en jurant à Natalie qu’elle va rompre avec sa Baronne. Les lettres qu’elles échangent alors, Natalie et elle, montre à quel point Renée Vivien est, sinon un esprit retors (tant elle est contradictoire et dissimulatrice), au moins un esprit malade. De fait, dépendante à un sédatif pour dormir (le chloral), à l’alcool qu’elle boit en cachette de la Baronne et au jeûne, que l’on ne nomme pas encore anorexie, Renée Vivien est malade. Et a grand peur d’une énième trahison de Natalie. Aussi, toujours dans la duplicité et le déchirement, elle renonce à Natalie Barney.
L’année suivante, une admiratrice stambouliote commence à lui écrire et elles entament ainsi une longue relation, d’abord épistolaire puis ponctuée de rares rencontres, qui laissent Renée Vivien sur sa faim. Kérimé est en effet mariée à un diplomate, de confession musulmane, voilée et…grosse, ce qui choque la maigre poétesse. Leurs échanges lui procurent cependant un réconfort et aussi un but, lorsqu’elle décide de continuer ses voyages incessants, toujours pour se fuir, dans des conditions physiques toujours plus dégradées.
En 1907 puis 1908, Renée Vivien est quittée d’abord par la Baronne, qui s’éprend d’une autre jeune femme, ensuite par Kérimé, dont le mari est muté à Saint-Pétersbourg. Terriblement affectée, Renée Vivien tente de se suicider au laudanum à Londres cette année-là. Elle se rate de peu et se trouve atteinte d’une pleurésie épouvantable. L’année suivante, des névrites meurtrissent son corps affaibli et elle se déplace difficilement avec une canne. Elle entame alors un dépouillement volontaire, paie ses dettes, vend beaucoup de ses nombreux bouddhas et se convertit, quasi sur son lit de mort, au catholicisme.
Elle meurt d’épuisement le 18 novembre 1909, à 32 ans. Natalie Barney, venue le matin même un bouquet de violettes à la main sans savoir que « mademoiselle (venait) de passer », partit s’effondrer sur un banc. C’est la Baronne de Zuylen qui s’occupa des funérailles et qui, jusqu’à sa propre mort, fleurit la tombe de Renée Vivien au cimetière de Passy. Celle qui avait écrit, par souhait d’un oubli définitif, « nul ne me lira jamais », a été redécouverte assez tardivement et est une des figures de proue de la poésie féministe française.
Par Véro Boutron
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