Tous les mois, la chronique « Un mois, un roman » de Margot Lachkar publiée dans les pages de Jeanne Magazine, s’attaque au décryptage d’œuvres appartenant à la littérature lesbienne française et francophone. Connus ou moins connus, il s’agit de romans tour à tour touchants, violents, puissants ou fascinants. Parfois même tout ça à la fois. Suite à la tragique disparition de Tal Piterbraut-Merx cette semaine, nous publions dans son intégralité la chronique du mois d’octobre dédiée à son deuxième roman Outrages publié en mars dernier aux Editions Blast.

De quoi ça parle

Conviée à une réunion de famille dont on sait peu de choses, la narratrice d’Outrages se rend jusqu’à l’appartement dans lequel elle a grandi. Une fois descendue du train, elle marche. Le trajet lui semble interminable, et les souvenirs affluent. Cette ville de banlieue, dont personne ne s’est jamais véritablement préoccupé, a peu changé depuis qu’elle l’a quittée. Au fil de la marche, les souvenirs affluent : son enfance et son adolescence ont loin d’avoir été heureuses, et les souvenirs sont majoritairement douloureux. La narratrice est à l’intersection de plusieurs identités discriminées : lesbienne, grosse, juive, victime d’inceste, et tout cela apparaît par touches successives au fil du récit.

La découverte du lesbianisme

Le lesbianisme apparaît de manière évidente dès les premières pages :

« Elle voudrait qu’elle [Sarah] la touche, là, tout de suite. Que sa langue passe, lentement, le long des lèvres. Qu’elle insiste. Qu’elle les redessine en un double de salive. Sentir la caresse de ses cheveux contre sa paume et le pincement sec de ses tétons. » (p. 17)

Si c’est d’abord par la sexualité que le lesbianisme est abordé, on s’aperçoit ensuite qu’il est présent dans tous les aspects de sa vie, que ce soit par le biais de Sarah, sa compagne, ou par celui de Cathie, une de ses collègues infirmières à l’hôpital dans lequel elle travaille. Le lesbianisme n’est jamais abordé comme un « problème », comme c’est souvent le cas en littérature ou ailleurs. Dans ce roman, il est présenté comme l’une des composantes de la vie et de l’identité de la narratrice : rien de plus, rien de moins. Elle mentionne Sarah au détour d’un souvenir ou d’un détail, qui n’ont en soi pas grand-chose à voir avec le lesbianisme : 

« La date de son retour a été entourée il y a maintenant plusieurs mois. Un matin elle s’est plantée devant le calendrier acheté aux pompiers, et sur lequel se tiennent ces lamentables chiots convoités par les champs de fleurs. Encore un coup de Sarah qui n’a pas su dire non aux coups toqués à la porte. » (p. 29)

Le lesbianisme n’est donc pas au centre du roman ni de la vie de la narratrice, mais il est là, et elle en parle sans détours. Au fil des pages apparaît ensuite son parcours lesbien, qui commence à l’adolescence, avec ses amies d’alors : 

« Elle l’aimait bien, ce parc. Elle se disait parfois que l’herbe était sa couche, les grilles la porte de sa chambre. C’était dans cet espace qu’elle recevait ses amies. Des doigts qu’on ne devait pas voir se mêlaient maladroitement, sa salive glissait contre leur peau salée. Elle voulait goûter leur odeur, sentir la chaleur sous sa langue. Le plus souvent les filles s’essuyaient, se marraient. L’insultaient vaguement entre les lèvres. Certaines se prêtaient au jeu. Pourquoi les parents ils n’ont jamais rien compris ? C’était pourtant pas difficile à capter. » (p. 68-69)

Ce passage ne sera pas sans rappeler des souvenirs au lectorat : ces adolescentes hétéros avec qui on s’est embrassées, mais qui restaient hétéros, et ne prenaient rien de tout ça au sérieux, alors que pour la narratrice, au contraire, c’était tout ce qu’il y a de plus sérieux, puisqu’il s’agissait de la naissance de son désir. Un désir lesbien qu’elle tente comme elle peut d’explorer et d’assouvir tout au long de son adolescence. 

Et le fait que tout cela se passe toujours dehors n’est pas une coïncidence : la littérature lesbienne est caractérisée, entre autres, par un rapport particulier et généralement très fort à la nature. On retrouve ce même rapport, qui va parfois jusqu’à la fusion, chez d’autres autrices, telles que Violette Leduc ou Nina Bouraoui.

Le parc dont il est question ici est sur le chemin censé la mener jusqu’à l’appartement dans lequel elle a grandi. Lorsqu’elle en aperçoit l’entrée, elle ne peut pas résister et le traverse avant de reprendre la route la menant à l’appartement. Il s’agit d’une part de retarder le moment des retrouvailles avec une famille avec qui elle ne partage plus rien, et d’autre part de réveiller ces souvenirs adolescents qu’elle chérit.

On comprend au fil du roman l’importance que la nature a joué pour l’adolescente qu’elle était alors : elle représentait la liberté, liberté de mouvement et d’action, mais aussi liberté des sentiments. La possibilité de laisser libre cours à ses émotions et un flot de pensées qu’elle ne pouvait pas exprimer au sein de l’appartement et de la famille dans laquelle elle a grandi.

Mais si ces sentiments et souvenirs-là sont heureux, le reste de ce qui afflue tout au long de cette marche interminable est d’une toute autre nature.

Enfance, discriminations et traumatismes

La judaïté, à l’instar du lesbianisme, apparaît au fil du roman comme faisant partie intégrante de l’identité de la narratrice. Comme pour le lesbianisme, c’est là, et ça ne pose pas de problème en soi. Ou, pour être plus précise, cela ne lui pose de problèmes à elle. Il n’en est pas de même pour les autres. Le regard des autres joue un rôle crucial au fil du texte, ainsi que les jugements qui en découlent :

« Dix ans, sortie scolaire dans la cathédrale de la ville. Elle contemple fascinée le confessionnal et rêve de s’y installer. Depuis que la maîtresse lui en a expliqué la fonction elle voudrait qu’à elle aussi on lui demande, qu’on l’interroge sur ses péchés, qu’elle gratte en elle ces couches de mal, les cicatrices se rouvrent, la peau à vif. Alors qu’elle fait part à sa meilleure amie de son envie d’y prendre place : « Tu peux pas, t’es Juive. Les Juifs, ça ment tout le temps. » Elle imagine de sa bouche sortir de longs draps souillés. » (p. 83-84)

Dès dix ans (ou peut-être même plus tôt encore ?) la narratrice apprend donc que sa judaïté est considérée comme sale, vicieuse et viciée, perverse. Le commentaire de sa meilleure amie, qui ne fait sûrement que répéter ce qu’elle a entendu chez elle, sous-entend que, parce que juive, elle est par nature mauvaise. Ce ressort classique de l’antisémitisme traumatise l’enfant et laisse des traces, qui se révèlent bien des années plus tard :

« Le nez de Sarah long et fin. Pas comme le sien vite repérable, suspect. » (p. 77)

Consciente que sa judaïté n’est évidemment pas un problème en soi, mais que c’est bien l’antisémitisme qui pose problème, la narratrice a une conscience aigüe du regard que les autres portent sur elle. Ils la jugent, à ce niveau-là comme à d’autres, et révèlent ici leur antisémitisme le plus crasse, qui se base sur des stéréotypes antisémites qui ont la vie dure.

Il en va de même pour son poids et son apparence. On le comprend assez vite, la narratrice est grosse, et a une apparence masculine, notamment par le biais de ses cheveux rasés. Cela lui vaut de nombreux regards tout au long de ce trajet interminable, et elle hésite parfois entre lassitude et envie de réagir violemment : 

« Qu’est-ce qu’il a encore à la reluquer salement ? C’est la grisaille qui les excite ? […]

Il se retourne encore, son buste immonde. Il mate son ventre avec un rictus poisseux. Elle voudrait lui casser les dents, un bon crochet dans sa petite gueule de bourge. La bave et le sang, en dehors. […]

La colère ça l’épuise. Elle refuse de laisser gagner, par cet enfoiré. Il change de trottoir. C’est ça ouais. » (p. 88-89)

Ce regard n’est pas le premier de la journée qu’elle croise. Et si cette violence monte en elle d’un seul coup, c’est bien parce qu’il s’agit là d’un des ressorts du harcèlement de rue, qu’il soit sexiste, lesbophobe ou raciste : au bout de la quinzième remarque, du dixième regard de la journée, il devient difficile de garder son calme. La lassitude fait alors place à une montée de colère et de violence.

Et ce sont tous ces regards, toutes ces remarques, qui ont contribué à forger la personne qu’est la narratrice au moment où elle nous livre ses pensées. Une personne appartenant à plusieurs minorités, et donc marginalisée par et au sein de la société, qui tente de construire sa vie comme elle peut et de se protéger au mieux de toutes ces agressions. Elle se construit par, avec et contre ces agressions quotidiennes, et met entre autres l’accent sur les bénéfices apportés par les relations lesbiennes, qui semblent être une bulle à la fois protectrice et protégée.

À propos de l’auteurice

Outrages, paru aux éditions Blast en mars 2021, était le deuxième roman de Tal Piterbraut-Merx mais ne devait pas être le dernier.

Ecrivain·e mais aussi doctorant·e, iel préparait une thèse de doctorat en philosophie à l’ENS de Lyon, intitulée « Les relations adulte – enfant, un problème pour la philosophie politique ? ». Iel travaillait notamment sur les violences familiales et la domination adulte-enfant.

Juif·ve, féministe, gouine, son engagement se manifestait dans différentes sphères et différents domaines. Iel nous laisse des textes et une pensée complexes : à nous de nous en saisir afin de continuer à faire bouger les choses, et de profondément bouleverser l’ordre d’un monde marqué par les discriminations.

Par Margot Lachkar

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