« – Franchement, je sais pas. J’ai pas le moral en ce moment, je me sens vide et nulle. En plus il fait beau, c’est encore pire d’être triste quand il fait beau.

– Allez, justement, il fait beau, mets tes baskets, je t’attends au bar ! »

Morgane raccroche et moi, je dévisage un instant mon téléphone en me demandant si j’ai vraiment envie de mettre mes baskets. Et puis finalement, ce mercredi soir là, je sors en talons. Elle n’a pas eu besoin de me dire où elle m’attend, je le sais déjà.
C’est un petit bar qui ne paie pas de mine, dans un chouette quartier de Toulouse bien connu des oiseaux de nuit, on n’est pas loin de l’hypercentre si on traverse la Garonne. C’est l’ambiance d’un petit village au cœur de la grande ville, et dans la rue qui sinue entre le Pont Neuf et la place intérieure, il y a ce petit bar, niché au milieu de tous les autres bars, des magasins Tout à 2€, et des salons de coiffure bon marché qui restent éclairés même à 23h. Ce petit bar mignon, il est tenu par un couple de quinquagénaires, lui qui nous fait toujours un clin d’œil quand il pose sur la table notre habituel pichet de rouge, elle qui cuisine des tapas à tomber par terre, 20€ l’assortiment de quatre tapas, c’est une bonne adresse. C’est notre lieu de rendez-vous, avec Morgane, pour notre traditionnel apéro de la semaine, qu’on prend toujours en tête à tête. Elle me raconte ses dernières péripéties avec son mec pour me changer les idées, je lui raconte à quand remonte ma dernière crise de larmes, et on trinque toutes les deux. Ce mercredi soir là, c’était l’été indien d’un mois d’octobre à Toulouse, et cette fois-ci on signale au patron de laisser le pichet de rouge de côté. Pour une fois, on a envie de boire des cocktails.
Je cale mes talons sur le marchepied du tabouret, et je remercie Morgane d’un sourire quand elle me dit qu’elle adore la façon dont je me suis maquillée ce soir. Notre première tournée de gin tonic arrive en même temps que l’annonce surprenante du patron : ce mercredi soir là, dans ce petit bar mignon où ma pote et moi avons nos habitudes, c’est blind test. On se regarde un peu étonnées, c’est rare qu’il organise ce genre d’évènements. Et comme j’ai fini de raconter ma dernière crise de larmes, on décide de participer, pourquoi pas, ça peut être marrant. Les histoires de cœur de Morgane avec son mec peuvent bien attendre qu’on reconnaisse Jean-Jacques Goldman dès les premiers accords.
Surprise, ce blind test est organisé par un escadron venu tout droit du bar lesbien d’à côté, à seulement quelques pâtés de maisons si on traverse la place intérieure. Je les vois arriver de loin, une dizaine de filles enorgueillies de cette fierté invincible qui nous enivre quand on se balade à plusieurs. Je souris en reconnaissant la plupart d’entre elles. Quasiment toutes, en fait. Dans un brouhaha digne des meilleures soirées post-Pride, elles prennent place au comptoir, installent le matériel, commandent toutes une pinte de cette super bière IPA artisanale de la microbrasserie voisine. Moi, je sirote toujours mon gin. Je la reconnais, cette meuf qui vient nous alpaguer pour nous demander si on participe. Elle, elle ne me reconnaît pas. Alors je baisse les yeux en louchant sur ma paille. Il ne fait pas un peu trop hétéro, ce gin tonic ?

Le jeu commence et, avec Morgane, on s’installe juste à la porte du bar, pour pouvoir finir notre clope le temps des premières chansons. Peut-être que c’est pour ça qu’elles ne nous entendent pas crier de loin les titres et que les trois premiers points nous passent sous le nez. On est sûrement trop à l’écart du groupe. C’est curieux parce que, quand je reconnais les premières notes de La kiffance, et qu’on marque notre premier point, c’est moi qui les entends ricaner que ce genre de son ne fait pas partie de leurs références musicales, et encore heureux. J’attrape avec un peu de honte le jeton qu’on me tend, petite preuve en plastique que j’écoute du rap français commercial, sous les regards un peu moqueurs de celles que je pensais être mes sœurs lesbiennes. Titre suivant, deux secondes ont le temps de s’écouler avant que l’assemblée ne hurle le nom de Rebeka Warrior, et s’auto-congratule d’un crâneur « Bravo les lesbiennes », en posant sur les autres clients du bar un regard de dédain. C’est étonnant comme mon gin tonic me paraît encore plus hétéro. Morgane commande une deuxième tournée et je n’ose pas lui dire que ça ferait meilleur genre si je prenais une pinte de cette super bière IPA artisanale de la microbrasserie voisine. Après tout, c’est peut-être parce que j’ai un cocktail à la main qu’elles ne me reconnaissent pas, non ?
Et pourtant moi je les connais, ces filles. Je connais leur prénom, à quelques soirées alcoolisées elles m’ont même donné leur signe astrologique. Je m’en rappelle. Elles, apparemment pas. Pour information, je suis Capricorne, ascendant Scorpion. J’ai entendu parler de leurs peines de cœur, au détour d’un comptoir, je leur ai donné des conseils pour que ça avance avec leur crush, on a parlé performances scéniques car certaines d’entre elles travaillent comme moi dans le milieu culturel, on a déjà eu des débats passionnants sur la poésie, et peut-être même qu’on a parlé de Jeanne Magazine. Sûrement qu’on a parlé de Jeanne Magazine. Je me demande bien si elles lisent cette chronique.
Alors, bien sûr, pendant qu’autour de moi j’entends qu’on s’affronte au chifoumi pour départager l’égalité après que le classique lesbien De mon âme à ton âme a résonné, je me remets en question. Après tout, au milieu de cette petite assemblée qui donne à mon petit bar de quartier des allures de militantisme queer, Morgane et moi faisons clairement tâche. Peut-être parce que je n’ai pas cette fameuse coupe de cheveux lesbienne, rasé sur les côtés et coupe au bol sur le dessus. Peut-être parce que je n’ai pas de piercing au septum, et apparemment, le piercing à la narine ne suffit pas pour être reconnue par le gang. Peut-être parce que je ne porte pas de fringues de friperie datant des années 80, pourtant, ma veste n’est pas neuve, je l’ai trouvée en fouillant dans le placard de ma coloc. Peut-être parce que je n’ai pas de références musicales assez subversives (mais tout le monde adore Jean-Jacques Goldman, non ?).
Est-ce que c’est parce que ce soir j’ai mis des talons  et du maquillage ? Est-ce que c’est parce que je traîne avec une pote hétéro qui ne connaît absolument pas le milieu, et qu’on boit des cocktails tout en discutant de ses problèmes avec son mec ? Est-ce que c’est parce que je n’ai pas mon uniforme de lesbienne ?

Je les regarde et je me dis que c’est peut-être un peu de ma faute, je ne leur ressemble pas, à toutes ces lesbiennes dont on dirait qu’elles ont gagné une carte Premium réservée aux membres d’élite du lesbianisme. Ça me fait penser à ces fraternités dans ces campus américains, ces groupes où on ne fait pas rentrer n’importe qui, il faut faire ses preuves, avoir le style vestimentaire adéquat pour se fondre dans la masse, et surtout, regarder de haut celles et ceux qui ne font pas partie du clan.
Bien sûr, je sais que l’uniformisation des individus est nécessaire pour asseoir un mécanisme de pouvoir dans un groupe. J’étais juste loin d’imaginer que même la subversion militante lesbienne portait un uniforme.
On en a passé des soirées, dans ce petit bar lesbien à juste quelques pâtés de maisons d’ici, à déplorer l’hétéronormativité et la cisnormativité, à se révolter contre le système patriarcal et sa violence envers les opprimés. À discuter des stratégies de lutte politique pour faire valoir nos existences et nos droits, à défendre un monde idéal où les mécanismes de pouvoir seraient abolis, à réfléchir aux meilleurs moyens de troubler l’ordre social. Et ce mercredi soir là, on ne me reconnaît pas, parce que je ne suis pas habillée en lesbienne. C’est étonnant, non ? Alors oui, bien sûr, on va me répondre que c’est un problème de riche, que ce n’est pas si terrible que ça de ne pas se faire reconnaître par ses camarades de lutte si on se croise ailleurs qu’en soirées queer, et puis en plus je n’avais pas d’indice lesbien extérieur, pas de baggy comme d’habitude ou de casquette à l’envers, je me demande même si ce soir-là je n’avais pas verni mes ongles (comble de l’Antéchrist des gouines), que moi aussi j’ai sûrement déjà ignoré des gens, par volonté ou par omission. Et c’est vrai que c’est un problème de riche, que ce n’est pas si grave que ça, et que je n’affichais effectivement pas d’indice de mon lesbianisme comme on porterait des badges de dresseur Pokémon en bandoulière. En revanche, pour ma part, j’ai une très bonne mémoire en ce qui concerne les personnes que je croise souvent, surtout si elles font partie de ma communauté.
Je ne fais que poser la question : finalement, il vient d’où, le problème ? De moi, qui ai eu envie de me maquiller, de mettre un jean moulant et un joli top en dentelle, et de boire un cocktail ? Ou d’autre chose ?

Ce mercredi soir là, en raccrochant d’avec Morgane, j’ai regardé mes baskets et j’ai mis des talons. On est sorties parce que je me sentais vide et nulle. Ce mercredi soir là, en payant la troisième et dernière tournée de gin tonic, dont je demande qu’il soit décoré d’un petit palmier très hétéro, je me sens toujours vide et nulle. Mais ce mercredi soir là, grâce au lesbianisme, je me sens aussi très en colère.
Vous connaissiez l’hétéronormativité ? Vous allez adorer la lesbonormativité.

Par Bruna
Instagram @brunaavecunm

Cette chronique a été initialement publiée dans le numéro 112 de Jeanne Magazine.

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