Dans l’œuvre de Maral Bolouri tout tourne autour du corps, en particulier féminin, tour à tour scruté jugé, voilé, blessé, esthétisé. Et à travers lui, ce sont les stéréotypes de genre que l’artiste queer iranienne questionne. Par Mathilde Bouquerel. Extrait de l’article publié dans le numéro de novembre de Jeanne Magazine.

Les portraits sont en noir et blanc. Le cadrage s’arrête au niveau du buste et les sujets sont de face, pour que le spectateur soit tout de suite happé par leur regard. Quatre femmes, pour la plupart des artistes en exil, et un autoportrait de Maral Bolouri elle-même. Pour chacune d’elle, trois photos ont été prises et sont accrochées l’une en-dessous de l’autre comme une colonne antique ou les images d’une pellicule. Sur les portraits du haut et du bas, la personne a quelque chose d’écrit sur son front au feutre : « You don’t look like a lesbian » (tu n’as pas l’air d’une lesbienne) ou encore « Where is your veil ? » (où est ton voile ?). Sur le portrait du milieu au contraire le front est vierge de toute inscription, comme pour signifier que dans les interstices entre les étiquettes, les préjugés et les discriminations, la liberté peut advenir.

« Trop libre pour une femme iranienne »

Nous sommes à l’exposition collective organisée à la Villa Radet dans le 18è arrondissement de Paris par L’Atelier des artistes en exil. La plasticienne Maral Bolouri accueille les curieux dans la salle dédiée à son travail et les invite à participer à son projet : « Allez y, ajoutez vos étiquettes. » Une boîte en bois contient de petits cartons blancs sur lesquels on peut écrire au feutre noir avant de le glisser dans une seconde boîte. Une visiteuse jette un œil à l’intérieur. « Tiens, on dirait que ma mère est passée là ! », plaisante-t-elle en sortant un carton sur lequel est inscrit : « Toujours pas de copain, toujours pas d’enfant ? Mais qu’est-ce que tu attends ? » Son amie éclate de rire. Assise dans un coin de la salle, Maral Bolouri observe la scène de loin. Avec sa petite taille, ses lunettes rondes et son visage juvénile, on pourrait la croire timide, effacée. Grossière erreur. Sur son autoportrait, il est inscrit sur la photo du haut : « Too free for an Iranian woman » (trop libre pour une femme iranienne). Et la liberté, la rébellion, c’est bien ce qui se dégage de ce regard fier, planté dans celui du spectateur.

L’art comme espace de liberté

Rien d’étonnant alors à ce que l’artiste queer se soit sentie « étouffer » pendant son enfance et son adolescence dans l’Iran post-révolutionnaire. « Il y avait cette peur constante d’être arrêtés ou dénoncés », se souvient-elle, « Mes parents ont dû se débarrasser d’une grande quantité de vinyles, de livres pour ne pas être soupçonnés d’avoir des opinions politiques différentes du régime. Et puis il y avait la propagande partout, même à l’école. » Par chance, elle est née dans une famille plutôt progressiste et la maison est un espace de relative liberté où elle peut s’initier aux pratiques artistiques. D’ailleurs, son grand-père était un opposant politique du temps du Shah et il peint énormément. Ses tableaux tapissent les murs de la maison familiale et marquent profondément la petite fille qui se met très tôt à vouloir l’imiter. Mais si cet aspect de sa personnalité est accepté et même encouragé par ses parents, son identité queer en revanche reste un secret douloureux pour Maral. « Je me souviens quand j’avais 6 ou 7 ans, j’ai rencontré une femme qui m’a fait éprouver un désir physique très puissant », raconte-t-elle, « J’ai eu tellement peur que je me suis enfuie de la maison en courant. En Iran, les personnes LGBT sont punies de la peine capitale. C’est vu comme un crime, une monstruosité, même pour des personnes plus progressistes que la moyenne comme mes parents. »

Rapidement, l’art devient un exutoire, le seul espace de liberté à sa disposition. Pourtant, ses parents refusent qu’elle en fasse plus qu’un hobby et font pression sur elle pour qu’elle entre en filière mathématiques au lycée. L’adolescente cède… Pour cette fois. Car au moment d’entrer à l’université, elle refuse de sacrifier à nouveau son rêve et s’oppose violemment à ses parents. Ce sera la faculté d’art ou rien, et le plus loin possible de ce pays où elle suffoque. La Malaisie donc, et l’université Limkokwing. « Je me suis retrouvée en Master de recherche là-bas un peu par hasard, parce que c’était le seule destination que je pouvais m’offrir », explique-t-elle avec un sourire. Pourtant, c’est un tournant dans sa vie et sa carrière d’artiste. Fini l’Internet contrôlé par le régime et les livres triés sur le volet par les ayatollah. La jeune femme lit à s’en donner la nausée, se documente sur l’Holocauste dont l’Iran nie l’existence et fait des recherches sur les grands textes religieux. Plus précisément, sur les passages profondément misogynes de la Bible, la Thora et le Coran. Ce travail universitaire – qu’elle continue toujours d’accomplir – va être une base solide pour la suite de son travail. C’est aussi là qu’elle rencontre l’artiste kenyan Andrew Mwini qui deviendra un temps son mari et lui propose de s’installer à Nairobi, sa ville natale.

Destiny I, II, III

Maral Bolouri trouve enfin un lieu où s’exprimer, car le Kenya est un pays beaucoup plus libre que l’Iran. « En fait, à partir du moment où tu ne déranges personne, les gens ne se mêlent pas de tes affaires », affirme-t-elle, « Et donc, même si elles n’ont pas l’appui du gouvernement, il y a des espaces où les personnes LGBTI sont en sécurité et peuvent organiser des fêtes, des conférences… Je suis vraiment tombée amoureuse de Nairobi pour sa communauté queer et son milieu artistique » C’est dans ce cadre enthousiasmant et sécurisant, qu’elle organise sa première exposition personnelle. Le projet s’appelle « Destiny » et s’articule en trois volets. Le premier est une série d’images en noir et blanc réalisées avec un mélange de photocopie et de dessin à l’encre. L’idée est de détourner des figures de l’art classique oriental et occidental (miniatures de la Perse islamique, statues grecques, etc.) et d’y apposer des extraits de textes religieux, notamment l’Anisa-Sura, le chapitre du Coran qui décrit la place de la femme dans la société musulmane. L’une des œuvres représente aussi la statuette paléolithique connue sous le nom de Vénus de Willendorf. « J’ai choisi cette image parce que c’était ma représentation de la femme d’aujourd’hui : pas de visage, avec ce ventre et ces seins énormes, cette vulve apparente. J’ai ajouté une légende :  » Tais toi et fais des enfants « . »

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www.maralbolouri.com

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