Suite au suicide le 14 juin dernier de la militante lesbienne égyptienne Sarah Hegazi, qui avait trouvé refuge au Canada en 2018, Irène Théry, directrice d’études à l’EHESS, a porté à notre connaissance la thèse que vient d’achever Ekaterina Koksharova, sur la migration des gays et des lesbiennes de la Russie vers la France et le Canada. Pour Jeanne Magazine, la sociologue et la doctorante reviennent sur les traumatismes et les problèmes psychologiques vécus par celles et ceux qui se sont exilés pour fuir la répression et la discrimination. Extrait de la rencontre publiée dans le numéro 77 de Jeanne Magazine.

Irène, vous co-dirigez actuellement une thèse qui a pour thème « Migration et recomposition des identités : le cas des personnes homosexuelles et bisexuelles russes confrontées à la discrimination». En quoi diriez-vous que ce sujet vous a interpellée ? La politique de discrimination des personnes LGBT menée par Poutine a commencé au niveau régional en 2012 par l’adoption de la loi « contre la propagande de l’homosexualité et de la pédophilie auprès des mineurs », suivie en 2013, de la loi « contre la propagande des relations non-traditionnelles auprès des mineurs ». Ces lois diabolisent l’homosexualité et permettent toutes les poursuites imaginables. A partir de là, le mouvement de migration de gays et lesbiennes russes s’est accentué. A un moment où la dimension transnationale des enjeux de couple et de famille devient de plus en plus importante, mon collègue Benoit Bastard, sociologue à Paris-Saclay et moi-même avons accueilli avec enthousiasme l’idée de co-diriger le projet de Katia.

Katia, pourquoi avoir choisi ce thème pour votre thèse ? J’étais très engagée dans le soutien aux droits des gays et des lesbiennes à Saint Pétersbourg, et j’ai fait mon master sur la mobilisation des associations LGBT de la région contre les lois de Poutine. Lors de mon enquête, plusieurs répondant.e.s ont évoqué le désir de fuir la Russie. Migrant moi-même en France pour poursuivre mes études, mon expérience migratoire de femme russe militante et LGBT-friendly m’a motivée à voir comment le processus migratoire se passe chez les personnes directement visées par la répression et la discrimination. Sans prétendre tout traiter (je ne parle pas des personnes trans, ni des demandes d’asile, qui nécessiteraient une thèse en soi) j’ai choisi d’étudier la migration « ordinaire » des gays et des lesbiennes de la Russie vers la France et le Canada.

C’est un traumatisme que de devoir quitter son pays en raison de son orientation sexuelle et/ou de son identité de genre. Parmi les personnes que vous avez rencontrées, y a-t-il un moment « déclic » qui les a motivées à prendre cette décision ?
Ekaterina : L ’adoption des lois contre la « propagande » a été le « turning point » majeur pour les personnes que j’ai interviewées. Mais, m’a dit une femme, « même avant l’adoption de cette loi je ne me sentais pas en sécurité en tant que lesbienne ni en tant que femme. N’importe quel con pouvait me taper sur les fesses dans la rue ». En Russie il n’y a pas de loi qui protège les femmes du harcèlement sexuel. Le déclic, c’est le moment où on se dit, « cette fois c’est trop », « cette fois c’est plus possible ». Qu’est-ce qui est « trop » ? Les agressions sont les premiers motifs de fuir la Russie. On peut être agressé juste parce qu’on a « l’air gay » ou – même si c’est moins fréquent – « l’air lesbienne ». Si dans le cas des hommes gays ce sont des agressions physiques parfois extrêmement violentes (comme celles du groupe Occupy Pédophilia qui les attire dans des guets-apens), dans le cas des lesbiennes ce sont surtout des harcèlements moraux de la part de leur famille : les parents regardent l’homosexualité de leur fille comme une lubie, une maladie psychique ou un « vice » à combattre par tous les moyens. Du coup, il y a le stress constant provoqué par une vie dans le « placard » ou une double vie, qu’à un moment on ne peut plus supporter. Ou à l’inverse la dépression provoquée par le coming-out qui s’est mal passé et la détresse quand les parents vous ont chassée de la maison. Enfin, il y a des déclics plus positifs, les motivations conjugales et familiales : des femmes tombent amoureuses et migrent à deux pour donner un avenir à leur couple. Des couples ayant des enfants migrent pour ne pas les perdre (il y a un projet de loi sur la privation des parents homosexuels de leurs enfants). D’autres pour pouvoir fonder une famille par PMA et vivre « normalement » dans un pays où les droits des LGBT sont protégés. (…)

Avec le décès récent de Sarah Hegazi, le monde a ouvert les yeux sur la question du bien-être et du ressenti des personnes qui doivent fuir leur pays pour le simple fait d’être une personne LGBT. Quelles sont les difficultés majeures que doivent affronter ces personnes lorsqu’elles arrivent dans un pays plus tolérant envers les personnes LGBT ?
Ekaterina : Au début il y a plutôt une phase d’euphorie car il n’y a plus de nécessité de cacher son orientation sexuelle et ses relations. La nostalgie arrive plus tard : envie de se réconcilier avec les parents et les amis ; envie d’entendre parler russe, de manger de la nourriture russe ; envie de relire les œuvres littéraires, etc. S’ouvre alors une phase de crise, quand mes répondant.e.s comprennent qu’il n’y aura pas de retour en Russie. Donc, il ne leur reste qu’à s’adapter à une nouvelle société : c’est ce qu’on appelle le processus d’acculturation. Si les hommes gays ont peur de revivre l’homophobie au sein de la communauté ethnique russe expatriée, les femmes se heurtent à un autre problème : les préjugés sur « la femme russe » à l’étranger. Vue comme une femme qui cherche un homme autochtone comme moyen de rester vivre dans le pays d’accueil. Ces préjugés surgissent dès que des Français remarquent l’accent slave : ils posent des questions sur les objectifs d’arrivée en France – forcément le mariage avec un français. De surcroît, si le mouvement LGBT aide grandement, on ne construit pas du jour au lendemain un nouveau « chez soi ». Par exemple, une de mes répondantes, qui, à son arrivée en France, a participé à presque toutes les actions militantes de Paris, a ressenti un jour l’inutilité de sa présence dans la communauté LGBT, elle se demandait « Mais qu’est-ce que je fais ici  ? Quel est mon rôle  ? Les manifestants ont déjà leurs droits d’expression, de mariage, les lois contre l’homophobie, etc. » Autrement dit, elle se sentait  « l’intruse » dans le mouvement LGBT local, et elle n’est pas toute seule, confrontée à ce sentiment. (…)

En tant que personne occidentale, on imagine que le sort de ces personnes s’améliore une fois qu’elles ont pris la décision d’émigrer, mais dans les faits et quand on lit la lettre publiée par Sarah Hegazi, on comprend que c’est faux et qu’elles peuvent être victimes de dépression. Votre thèse le confirme?
Ekaterina :  J’ai pu constater au cours de ma thèse que presque toutes les femmes lesbiennes et bisexuelles migrant.e.s ont des problèmes psychologiques et parfois psychiques. Pour certaines cet état a commencé en Russie (suite aux conséquences du coming out, la perte de la famille, etc.) : elles voulaient le fuir en commençant une nouvelle vie, puis s’aperçoivent qu’il a « migré » avec elles. Pour d’autres, les problèmes psy, surtout la dépression, apparaissent lors du processus d’intégration à la société d’accueil. Il accompagne le sentiment de départ définitif, de « jamais plus », un sentiment qui ne se révèle que peu à peu. Une fois un peu mieux intégrées, ce qui se passe souvent est qu’elles ont une expérience de retour temporaire en Russie qui ne se passe pas comme espéré. Elles voulaient se réconcilier avec leurs parents, mais ils n’ont pas changé d’avis sur l’homosexualité. Elles voulaient retrouver les amis du militantisme russe, mais ceux-ci leur montrent qu’elles sont devenues « étrangères » et parfois même des « traitres » du mouvement LGBT russe et de la patrie. Elles se retrouvent devant le choix difficile : entre deux maux – lequel choisir ? Être discriminée à l’étranger en tant que migrante russe, ou être discriminée en Russie en tant qu’homo et EN PLUS en tant qu’une personne avec une nouvelle identité occidentale ? (…)

Pourquoi les problèmes psychologiques et les dépressions sont-ils plus fréquents chez les femmes ?
Ekaterina : En menant ma recherche, j’ai constaté à quel point mes répondantes sont doublement parfois triplement vulnérables : femme, lesbienne ou bisexuelle, migrante. Les facteurs sociaux ont une influence sur la vie des individus à tel point qu’ils peuvent être la cause des problèmes de santé mentale. La majorité des femmes interviewées m’ont confié avoir des troubles psychologiques (crises d’angoisse, dépression, idées noires). Les troubles commencent souvent à se révéler quand mes répondantes se heurtent aux premiers problèmes (administratifs, linguistiques, professionnels, etc.) dans un nouveau pays. La peur de ne pas franchir les obstacles et d’échouer la migration, avec comme conséquence, de retourner en Russie, a été à l’origine de détresses psychologiques. Par exemple, une femme m’a dit qu’elle ne s’en sortait pas, mais elle comprenait en même temps qu’il n’y avait pas de retour  ! Elle ne pouvait pas revenir dans la société où elle était discriminée. (…)

Irène, vous nous expliquiez que ce ne sont pas plus des « problèmes psychologiques personnels » que les féminicides ne sont des « crimes passionnels ». Pouvez-vous nous expliquer ce parallèle ?
Irène : Quand j’ai appris le suicide de Sarah Hegazi, je venais de relire la thèse de Katia, qui m’a ouvert les yeux sur la différence entre les vécus des gays et ceux des lesbiennes victimes de discrimination. Déjà au pays, pour eux, la dimension politique de la répression est évidente, à cause de ces chasses aux gays (et aux femmes trans) organisées par des groupes militants violents. Pour les lesbiennes, comme très souvent l’essentiel des exactions se passe dans la sphère privée, on a moins conscience de cette dimension. Le cas de Sarah est un peu exceptionnel, puisque justement elle a subi une répression d’Etat avec l’emprisonnement, les tortures, les menaces qui l’ont obligée à demander l’asile au Canada. La demande d’asile, on ne sait, est très difficile car on sait que ce sera sans retour et ce n’est pas un mode fréquent de migration chez les lesbiennes, ou même les gays : la plupart des gens partent avec un visa touristique, ou dans le cadre d’un programme étudiant, sans qu’il y ait de certitude à 100% de rester, et surtout sans réaliser tout de suite que ce sera sans retour. Mais Katia nous montre que le sentiment de l’exil sans retour va s’imposer de toute façon, quand on vient d’un pays qui hait et maltraite les LGBT. Mon « déclic » à moi a été de comprendre que dans le suicide de Sarah Hegazi, la rupture avec sa mère, l’impossibilité de la revoir, et même d’aller à ses obsèques, a été fatale. J‘étais bouleversée, et la mère et grand-mère heureuse que je suis pleurait cette jeune femme que sa mère ne pouvait plus pleurer. L’horreur de ce que la société et l’Etat égyptien leur a fait à toutes les deux m’a sauté au visage. Katia nous rappelle dans sa thèse cet aspect si important de l’investissement très particulier des femmes dans le maintien des liens d’amour et d’affection, liens familiaux, liens amicaux… Ce n’est pas dans les gênes, toute une éducation millénaire des filles nous y conduit. Mais en cas de répression et d‘exil, l’atteinte aux liens est une destruction de soi qui conduit les lesbiennes à la dépression et parfois au suicide. C’est pourquoi je pense qu’il est urgent de prendre en compte la destruction psychique, l’atteinte à l’identité et au sentiment de soi qui passe par l’atteinte aux liens, comme une question éminemment sociale et politique.

(…)

Retrouvez l’intégralité de cette rencontre dans le numéro #77 de Jeanne Magazine.

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