« C’était une rébellion, un soulèvement, un acte de désobéissance, pas une foutue émeute » 51 ans après les événements de Stonewall, (re) découvrez le portrait de Stormé DeLarverie publié dans le premier hors-série de Jeanne Magazine consacré aux 50 ans du mouvement lesbien.

Son nom ne vous dit probablement rien, son visage et son histoire non plus. A dire vrai et au grand dam de ses amis, même la communauté gay new-yorkaise a oublié l’incroyable personnage que fut Stormé DeLarverie, et le rôle prépondérant qu’elle a joué dans la naissance du mouvement pour les droits des personnes LGBT.

Stonewall Inn à New York CityPourtant, en ce soir caniculaire de juin 1969, c’est Stormé DeLarverie qui pénètre dans l’atmosphère spéciale du Stonewall Inn, le bar où les gays viennent se retrouver dans une semi-légalité. Ce soir-là, le cœur n’est pas complètement à la fête : on vient d’apprendre la mort de Judy Garland, icône gay s’il en est. Et, si les descentes de police ne sont jamais accueillies avec joie, celle qui se prépare ne serait pas supportable. Aussi, lorsqu’un groupe de policiers décide de s’attaquer aux « faggots » de Greenwich Village, le quartier gay de New York, ça ne passe pas. L’un d’eux entre avec son escouade au Stonewall et balance un pochon de drogue aux pieds de ce qu’il croit être un jeune homme afro-américain puis lui demande de le ramasser. Refus. Stormé raconte : « L’officier de police se mit à crier : ‘J’ai dit circule, pédé.’ Je pense qu’il me prenait pour un garçon. J’ai répondu : ‘Certainement pas ! Et vous avisez pas de me toucher.’ Il a levé son bâton et m’a matraqué le visage, je l’ai alors instinctivement frappé en pleine face, et il a saigné ! C’est lui qui pissait le sang, pas moi. » Enervée par ce qu’elle appelait « la laideur », toutes ces attaques, petites ou grandes, contre les plus faibles, excédée par ce sentiment d’injustice, le jeune gay, en réalité une butch dont une fine moustache souligne le visage fin, initie par ce coup de poing ce qu’on appellera désormais les émeutes de Stonewall. Elle est alors menottée et embarquée dans un fourgon de police. Elle se débat avec une telle rage et ameute tant de monde (elle exhorte la foule à réagir, gagnant ainsi le surnom de Rosa Parks) qu’elle fait naître l’indignation générale. La suite est connue : révoltée par les violences policières, les discriminations et l’injustice, la foule d’abord médusée que quelqu’un -une femme !- ose porter un coup, le premier, à un représentant de l’ordre, entre ensuite en rébellion et se déchaîne, expurgeant des décennies d’humiliation et de peur. Les coups pleuvent de chaque côté et les « émeutes » embrasent le Village pour plusieurs jours. « Emeutes » en effet, est le terme officiel resté aujourd’hui encore dans l’Histoire. Pour Stormé DeLarverie et d’autres militants à sa suite, ce n’est pas exactement cela, car la lutte des gays et lesbiennes pour une reconnaissance de leurs droits s’inscrit dans la lignée des luttes poursuivies par le mouvement pour les droits civiques. « C’était une rébellion, un soulèvement, un acte de désobéissance civile, pas une foutue émeute. », dit-elle. A l’époque, « la butch de Stonewall » n’est pas immédiatement identifiée. Certains témoins affirment avoir vu Stormé DeLarverie asséner ce premier coup de poing, d’autres diront que ce n’était pas elle, sans apporter ni nom ni visage. Pourtant en 2008, à la question d’un journaliste qui lui demandait si elle avait « entendu parler de cette ‘butch de Stonewall’, celle qui a été matraquée et jetée dehors sans avoir été identifiée », elle hoche la tête en se caressant le menton, suturé de 14 points après la bagarre, et répond : « Oui, c’est de moi qu’il s’agit. » Et à la question suivante, qui demande pourquoi elle n’a jamais revendiqué les honneurs de son geste, elle prend quelques secondes de réflexion et dit : « Parce que ça ne regardait personne. »

Cette réponse illustre bien son caractère, humble et solitaire. Stormé DeLarverie est née en 1920 à la Nouvelle Orléans, d’un père blanc et d’une mère afro-américaine, employée de maison par la famille de son père. Dans le sud ségrégationniste, il ne fait pas bon être un couple mixte et encore moins être une métisse. Bien que son père finît par épouser sa mère, Stormé était regardée par les deux communautés comme une anomalie et souffrit beaucoup de sa différence. Elle est souvent battue par les autres gosses du quartier. « Quand vous grandissez là, il vaut mieux être capable de vous défendre, parce que quand les gosses noirs ne me poursuivaient pas, les gosses blancs me poursuivaient, et si c’était pas eux, alors c’était les chiens, ou les serpents. Il y avait toujours quelqu’un pour me pourchasser -jusqu’à ce que je décide d’arrêter de courir. » Un jour en effet, alors que deux de ses « camarades » se montrent particulièrement odieux, elle décide que c’en est trop et les affronte, seule. « Je les ai cognés l’un contre l’autre. Ils croyaient avoir la tête dure. Ils ont fini affalés l’un sur l’autre ! » Pourtant, malgré la naissance d’une rébellion et la conscience de sa force, elle ne s’en sort pas toujours aussi bien. Quand elle a 12 ans, d’autres voyous la suspendent par le pied à une barrière et la laissent là. Elle en sortira avec une claudication qu’elle portera toute sa vie comme un stigmate du racisme et de la bêtise. Adolescente, elle rejoint le Ringling Bros.Circus où elle entreprend de se former à l’équitation. Elle est donc écuyère et apprend le saut à cheval, qu’elle monte… en amazone. Elle s’en souviendra avec humour lors d’un documentaire de Sam Bassett (Stormé) qui lui est consacré : « Je peux vous dire qu’apprendre à monter un cheval en amazone fait mal aux miches ! Les miennes ont pris une fessée ! » Une chute malencontreuse lui vaut de multiples fractures et met fin à sa carrière équestre. Puis, son père décide de l’éloigner pour lui offrir de meilleures conditions de vie.

A 18 ans elle se rend compte qu’elle est lesbienne, à une époque où le mot lui-même est tombé dans un tel oubli que « ça » n’existe pas. Ou plutôt si, dit-elle dans le même documentaire, « le mot qui existait, c’est : queer, c’est comme ça qu’on nous appelait. » Queer signifie bizarre dans le sens le plus repoussant du terme et est utilisé alors comme une insulte. Heureusement, Stormé est alors à New York où elle commence à se produire, d’abord comme chanteuse -baryton- et présentatrice puis également en Drag King -le seul parmi 25 Drag Queens- à la Jewel Box Revue, la première revue transformiste mixte (les artistes sont des Noirs et des Blancs) des Etats-Unis, à l’époque toujours ségrégationniste. Elle partage plusieurs scènes avec la troupe, se produisant notamment à l’Apollo Theater de Harlem, et inspire les butches, blanches et noires, puisque le spectacle se donne devant un public mixte lui aussi, à vivre leur genre selon leur envie, libéré des codes sociétaux. Elle dit en effet qu’elle a initié une « mode » en se vêtant en homme, puisqu’ensuite les autres lesbiennes « s’y sont mises aussi. » Nous sommes en 1955, elle est alors en couple depuis 10 ans avec Diana, une danseuse, et pour les 15 années qui viennent (jusqu’à la mort de Diana en 1970), elle vit un amour sans heurts, une photographie de son aimée toujours dans la poche poitrine de ses vestons. Elles logent à l’hôtel Chelsea, fameux pour ses résidents, une société d’artistes de tous horizons dont l’ouverture et la créativité permettent une joyeuse émulation.

Après son coup d’éclat au Stonewall, Stormé DeLarverie devient une figure du milieu gay et lesbien de New York, travaillant tantôt comme présentatrice des shows gay, tantôt comme videuse dans des bars lesbiens tel le Cubby Hole, ou encore au Henrietta Hudson dont la patronne, Lisa Cannistraci (cf. interview dans ce numéro) deviendra plus tard sa tutrice légale. Mais, plus qu’une figure, elle est une sorte de super héroïne qui protège les lesbiennes en patrouillant dans les rues de Greenwich Village. Le New York Times, dans sa notice nécrologique, en fera même ce portrait : « Grande, androgyne, et armée — elle était autorisée à porter une arme — Ms. DeLarverie parcourait la Septième et la Huitième avenue et les lieux attenants bien au-delà de ses quatre-vingts ans, surveillant les trottoirs, et s’assurant que tout allait bien dans les bars lesbiens. Elle cherchait à éviter aux autres ce qu’elle appelait la ‘laideur’ : toutes les formes d’intolérance, de brimades, ou d’agression envers celles qu’elle appelait ses baby girls. […] Elle marchait dans les rues du centre-ville de Manhattan telle un super-héros gay. […] Il ne fallait surtout pas lui donner de raison de se fâcher. » Elle fait également partie de l’association des vétérans de Stonewall (SVA), dont elle est successivement cheffe de la sécurité, ambassadrice et vice-présidente. Chaque année, elle supervise un gala pour la communauté et continue de chanter afin de lever des fonds pour les enfants et les femmes battues. Elle participe également toujours activement à la gay pride de New York et en est une figure si emblématique que le New York Times dépêche ses reporters auprès d’elle afin de s’enquérir de sa santé l’année où elle n’apparaît pas. De fait, atteinte de démence sénile, elle passe les toutes dernières années de sa vie dans un hospice où quelques journalistes et amis viennent rendre hommage à la vieille dame qui fut si longtemps transgenre. Sur sa table de nuit, des photos de ses « enfants », des jeunes gays et lesbiennes à qui elle a accordé protection et amour, rappellent que la communauté compte toujours pour elle. Et entre des souvenirs épars et flous, elle se remémore parfaitement son rôle cette nuit de juin 1969. C’est elle, la lesbienne par qui tout a commencé, elle l’affirme haut et fort désormais.

Stormé DeLarverie nous a quittés le 24 mai 2014. En cette année du cinquantenaire des émeutes -ou plutôt de la rébellion- de Stonewall, nous devions rendre hommage à celle qui est désormais « notre » super héroïne.

Par Véro Boutron

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Extrait de la rencontre avec Lisa Cannistraci publiée également dans le premier hors-série de Jeanne Magazine. Vice-présidente de l’association Marriage Equality USA lorsque la Cour suprême des Etats-Unis abrogé la loi Doma ( le Defense of Marriage Act) en 2013, Lisa Cannistraci est la gardienne de la mémoire de Stormé DeLarverie et la propriétaire du Henrietta Hudson à New York, le plus ancien bar lesbien du pays.

On dit souvent que c’est Stormé DeLarverie qui aurait donné le premier coup de poing à un policier, déclenchant ainsi les événements de Stonewall. Comment vous a-t-elle expliqué ce jour bien particulier ? Oui et c’est un fait. C’est en effet Stormé qui a lancé ce premier coup de poing à Stonewall. Cette nuit-là, la température était très chaude, et la mort de Judy Garland quelques jours plus tôt était un coup dur pour les personnes LGBT. Judy était une véritable icône pour les membres de notre communauté. Les habitués se sont tous retrouvés à Stonewall pour partager leur tristesse quand les policiers ont soudainement fait leur entrée. Stormé portait son costume sur-mesure et avait une fine moustache qu’elle mettait pour sa représentation au Jewel Box Revue. Les policiers apportaient souvent de la drogue avec eux lors de ces raids nocturnes pour charger encore plus les personnes qu’ils arrêtaient. L’un des officiers jeta un paquet de drogue aux pieds de Stormé et lui a demandé de marcher dessus. Elle répondit un franc « non » de sa voix de baryton. L’officier l’attrapa alors fermement par le bras, pensant qu’il s’agissait d’un homme. Et c’est là que Stormé lui envoyé son poing dans la figure, ce qui assommât l’officier. Il a fallu deux policiers pour sortir l’homme du bar. De cette scène, Tree en fut le témoin et il est encore aujourd’hui barman au Stonewall, à l’âge de 80 ans.

Êtes-vous d’accord aujourd’hui avec Stormé DeLarverie lorsqu’elle expliquait que ce 27 juin 1969 « était une rébellion, un soulèvement, un acte de désobéissance civile, mais pas une foutue émeute » ? Stormé considérait le mouvement LGBT nullement différent du mouvement des droits civils dont elle faisait également partie. Elle s’est enfuie du Sud et s’est rendu dans le Nord pour pouvoir marcher librement dans la rue. Elle a fait la même chose pour les jeunes LGBT en permettant aux rues de New York d’être un endroit plus sûr pour eux. Je suis complètement d’accord avec cette analyse de Stormé. C’est un mouvement encore pleinement actif aujourd’hui. Avec l’occupant actuel de la Maison Blanche et son acolyte de vice-président, nous devons rester extrêmement vigilants et tout faire pour conserver les droits que nous avons aujourd’hui et nous devons également continuer la lutte pour permettre une égalité des droits pour tous les membres de la communauté LGBT.

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