Avec Je ne vis que pour toi, Emmanuelle de Boysson, journaliste indépendante, autrice et cofondatrice du Prix la Closerie des Lilas, nous offre une immersion passionnante dans les salons littéraires du début du XXè siècle, à la rencontre des lesbiennes de la Belle Epoque. Par l’intermédiaire de Valentine, la jeune héroïne de ce roman foisonnant de références historiques et littéraires, et d’intrigues amoureuses, vous croiserez Colette, Renée Vivien, Liane de Pougy, Élisabeth de Gramont, Gertrude Stein… et la fascinante Natalie Clifford Barney, qui avec son fameux salon rue Jacob, a promu la littérature des femmes, contribué à la libération de la parole féminine et donné une visibilité aux lesbiennes pendant plus de soixante ans. Extrait de la rencontre publiée dans le numéro 80 de Jeanne Magazine.

Comme dans votre trilogie Le temps des femmes, ce nouveau roman est inspiré de faits réels où se mêlent histoire et fiction. Pouvez-vous revenir sur la genèse de Je ne vis que pour toi et sur ce qui vous a inspiré ce nouveau roman ? Je m’intéresse depuis longtemps à la psychologie des femmes, à leurs fêlures, leur désir d’émancipation. A travers ma vingtaine de romans et d’essais publiés, je cherche à sonder leurs différentes facettes, que ce soit dans Les Grandes bourgeoises, Les Nouvelles provinciales, dans cette trilogie historique, le Temps des femmes, sur trois artistes du XVIIè siècle, puis dans Les années Solex, l’histoire d’une adolescente rebelle pendant les seventies et Que tout soit à la joie où une jeune femme enquête sur un secret de famille. Après ce dernier roman, j’avais envie d’écrire un essai sur le rôle des femmes dans les salons à l’époque de Marcel Proust. Lorsque mon éditrice m’a proposé de me lancer plutôt dans un roman, je me suis mise à chercher celles qui me semblaient les plus modernes, les plus libres.

Pourquoi avoir choisi Natalie Clifford Barney comme personnage principal ? Qu’est-ce qui vous a le plus fascinée, surprise, émue dans son parcours ? Au début, j’ai été attirée par Natalie Barney, cette riche Américaine, parce qu’elle est entourée d’une constellation de femmes fascinantes. Et j’ai découvert que les années 1900 connaissent une floraison d’œuvres écrites par ces femmes, que beaucoup ont été les maîtresses de Natalie. Parmi elles, Colette, la courtisane Liane de Pougy, la poétesse Renée Vivien, la peintre Romaine Brooks… Lorsque j’ai appris que Natalie avait aussi été l’amante d’Elisabeth de Gramont, cette amie de Marcel Proust, j’y ai vu un lien avec cet écrivain que j’aime tant. Natalie Barney me fascine par sa personnalité, sa vie, ses amours, son salon. Un personnage de roman ! Cette grande séductrice au charme magnétique ne manque pas de contradictions. Possessive et jalouse, elle est pour l’amour libre, n’aime que les commencements, les « instants de feu » et se refuse à tout attachement : « Comment prétendre posséder un être, alors qu’on se possède déjà si peu ? ». Elle mène plusieurs liaisons à la fois, quitte à faire souffrir ses proies. Pourtant, elle a le sens de l’amitié, « ce qu’il y a de meilleur au monde ». C’est une femme d’esprit, comme en témoignent ses aphorismes, et elle peut avoir la dent dure  ! Pionnière, lorsqu’elle découvre qu’elle est homosexuelle à douze ans, elle décide de : « Vivre au grand jour, sans cacher quoique ce soit ». Mais ce qui me touche chez elle, ce sont ses failles, sa peur de la solitude, son besoin de reconnaissance et d’amour, sa fragilité aussi : elle ne supporte pas qu’une de ses amantes lui échappe, elle fait des scènes à Elisabeth de Gramont lorsque celle-ci ne peut lui rendre visite ou la trompe. J’ai été sidérée de découvrir qu’elles avaient signé un simili contrat de mariage qui incite à l’infidélité ! Elles avaient tout compris ! Si j’admire tant Natalie, c’est aussi parce qu’elle a beaucoup œuvré pour mettre en lumière les femmes qui écrivent. Elle leur ouvre son salon, 20 rue Jacob, où elle reçoit le vendredi tous les artistes de son temps pendant soixante ans. Natalie les conseille et les aide à publier leurs livres, les invitant parfois dans sa chambre ! Il faut dire que sa mère, Alice Pike, lui a transmis ce goût de la liberté. (…)

Dans votre roman on croise des figures emblématiques de la littérature, notamment côté femme Colette, Renée Vivien ou encore Gertrude Stein… en faisant revivre celles qui, 2500 ans après Sappho, ont marqué la littérature lesbienne, vous contribuez également à leur reconnaissance. En quoi cette visibilité était-elle importante pour vous ? Comme Natalie Barney, la plupart de ces femmes sont souvent en effet tombées dans l’oubli, sauf pour une poignée de passionnés. J’ai voulu les réhabiliter parce qu’elles le méritent, pour réparer une injustice, parce que la littérature lesbienne n’est pas assez reconnue alors qu’elle est de grande qualité littéraire. La seule qui domine encore est Colette. Très présente dans mon roman, elle est bisexuelle, excentrique, provocatrice, amicale, bonne vivante, merveilleuse. Sa vie est un roman. Elle danse nue, embrasse son amante, Missy, sur scène. Toute sa vie, elle s’est moquée de la misogynie ambiante et n’a suivi que ses désirs ! Renée Vivien, cette poétesse neurasthénique, maîtresse de Natalie, reste culte. C’est elle qui traduit et met au goût du jour l’œuvre de la poétesse Sappho. Elle a fait construire une maison à Mytilène, sur l’île de Lesbos, et a contribué à la réputation d’une Sappho avant tout lesbienne. Figure féministe incontournable, Gertrude Stein mériterait d’être mise en valeur aujourd’hui car elle joua un rôle majeur pour la promotion de la littérature et de l’art moderne. Parmi celles que j’ai voulu faire revivre, il y a Lucie Delarue-Mardrus : ses écrits sont des merveilles. Elle fut, elle aussi, une des amantes de Natalie.

Portrait d’une séductrice de Jean Chalon sorti en 1976, Berthe ou un demi-siècle auprès de l’Amazone, qui évoquent les souvenirs de la gouvernante de Natalie Clifford Barney recueillis et préfacés par Michèle Causse en 1980 ou encore la Correspondance amoureuse entre Natalie Clifford Barney et Liane de Pougy publiée en 2019 chez Gallimard, après avoir été retrouvée dans les archives de la BNF… en quoi diriez-vous que Natalie Clifford Barney a marqué son époque ? Dans  Chère Natalie Barney, Jean Chalon évoque parfaitement l’Amazone et je lui ai rendu visite plusieurs fois. Il a bien connu Natalie puisqu’elle est morte en 1972. Ils prenaient le thé ensemble tous les mercredis et leur conversation était des plus amusantes. Jean Chalon m’a même offert le peignoir chinois de Natalie qui en dit long sur son élégance. Elle a marqué son temps par son salon, moins guindé que les autres, plus excentrique, plus éclectique, plus international. On pouvait y croiser Isadora Duncan, Rodin, Cocteau, Max Jacob, Peggy Guggenheim, Sylvia Beach et Adrienne Monnier, libraires et éditrices de James Joyce, puis Truman Capote, Scott et Zelda Fitzgerald, Françoise Sagan ou Marguerite Yourcenar. En ce sens, Natalie Barney a été un catalyseur pour la littérature et l’art. Le grand écrivain, Remi de Gourmont, l’a fait connaître de son vivant en publiant par ses lettres à l’Amazone au  Mercure de France. Elle était respectée par sa présence lumineuse, sa générosité, sa manière de recevoir. Dans le milieu d’artistes privilégiés qu’elle fréquentait où les lesbiennes étaient bien aimées par les hommes, elle a su imposer un ton, un style, son originalité, son goût de la fête, mais surtout, sa façon de vivre ouvertement son homosexualité, d’afficher ses maîtresses. Elle était pour tous l’Amazone, une des premières à donner ses lettres de noblesse aux lesbiennes. (…)

Au-delà de ses écrits personnels, Natalie Clifford Barney a inspiré bien des ouvrages et des personnages (Idylle saphique de Liane de Pougy, Une femme m’apparut de Renée Vivien, Le puits de solitude de Radclyffe Hall, L’Almanach des Dames de Djuna Barnes). Qu’est-ce qui selon vous rendait Natalie Clifford Barney inspirante pour ces autrices ? Elles l’aimaient, elles étaient fascinées par son charme, sa beauté, son humour, son assurance, son audace, même si elle était à la fois exigeante et volage. Chacune a vécu une histoire d’amour différente avec Natalie. Entre elle et la poétesse Renée Vivien, ce fut une liaison orageuse. Renée ne supportait pas l’infidélité de celle qu’elle adorait et qui lui a inspiré  Une femme m’apparut. Sous la coupe de la baronne Hélène de Zuylen, elle lui a fermé sa porte. Natalie en a souffert, elle a tout tenté pour la retrouver, lui envoyant lettres et fleurs, jusqu’à la mort de Renée, à 32 ans. Liane de Pougy a écrit Idylle saphique car elle voulait révéler leur passion qui a duré un an, en garder le souvenir aussi. Elle était folle de sa  Moonbean. Elle l’appelait aussi « ma douce chérie », « ma jolie rêverie blonde », « ma tendre fleur de lin ». Face à ses riches clients,  Moonbean  lui apportait une consolation, une sensualité qui lui manquaient. De son côté, Natalie a essayé de la sauver de la prostitution, en vain. Elle lui écrit « Je te veux toute à moi, afin de te briser, afin de faire la chose. Tu porteras mon anneau, mon empreinte, mon nom, tu seras mon esclave, je serai ton mari, ton maître. » Sublime.

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Je ne vis que pour toi d’Emmanuelle de Boysson (Calmann-Lévy)
Retrouvez l’intégralité de cette rencontre dans le numéro #80 de Jeanne Magazine.

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