Avec leur victoire historique devant la Cour européenne des droits de l’homme, début septembre, Darina Koilova et Lilly Babulkova ont fait condamner la Bulgarie pour violation des droits garantissant le respect de la vie privée et familiale, inscrits dans la Convention. Leurs efforts pour faire reconnaître leur mariage, contracté en 2016 au Royaume-Uni, ont amorcé le changement de législation pour la reconnaissance des couples homosexuels dans ce pays des Balkans. Les deux femmes partagent avec nous leur parcours, leurs espoirs et les défis qu’elles ont surmontés. Découvrez leur engagement inébranlable et leur message d’espoir pour toutes les personnes LGBTQ+ qui luttent pour leurs droits, en Bulgarie et au-delà. Extrait de la rencontre publiée dans le numéro 111 de Jeanne Magazine.

Tout d’abord, félicitations, Darina et Lilly, pour cette victoire devant la Cour européenne des droits de l’homme ! Pouvez-vous décrire les émotions que vous avez ressenties lorsque vous avez appris qu’elle avait statué en votre faveur ?
Darina : Nous attendions la décision depuis quelques semaines, car l’administration de la CEDH nous avait informées de la date et de l’heure de sa publication. Nous étions en vacances en famille, mais nous sommes revenues à Sofia tôt le matin pour être avec notre équipe de l’Organisation LGBTI Deystvie lorsque la nouvelle est tombée. C’était très émotionnel, j’avais le ventre noué parce que nous savions que la Cour européenne des droits de l’homme avait établi sa jurisprudence sur ce sujet, mais ayant de l’expérience avec la situation politique en Bulgarie et la montée de la vague d’extrême droite en Europe, j’avais peur qu’ils changent inopinément leur position.
Ma femme et moi travaillons toutes les deux comme traductrices en anglais, alors nous avons eu la « chance » que la procédure se déroule en anglais. La première chose qui est sortie était un petit article disant des choses dans le jargon juridique, et cela semblait positif, mais lorsque nous avons essayé de lire le jugement lui-même, j’étais dans un état de concentration et je ne pouvais pas réagir à ce que je voyais. L’équipe entière a eu la même absence de réaction.
Puis, à un moment donné, Lilly a dit : « Alors, je suppose que nous avons gagné, n’est-ce pas ? »… Et alors tout le monde s’est mis à applaudir, c’était une sensation incroyable d’avoir le soutien de tant de personnes qui étaient devenues nos amis dans le processus.

Pouvez-vous nous expliquer les étapes légales qui ont conduit à cette décision de la CEDH et comment cette affaire juridique a commencé ?
Lilly : Nous rendions visite à des amis au Royaume-Uni pendant un certain temps, et nous avons décidé que puisque nous étions là et que c’était possible dans ce pays, nous pourrions franchir le pas. Il était important de se sentir comme des personnes normales au moins dans certaines parties du monde, alors nous avons saisi l’occasion.
Nous connaissons beaucoup de couples qui se sont mariés à l’étranger au fil des années. Peut-être avons-nous eu de la chance d’être les premières à connaître un avocat qui était prêt à essayer de faire quelque chose pour la reconnaissance de notre union en Bulgarie. C’était en fait impensable pour nous avant cela, personne ne pensait que quoi que ce soit serait possible, et puis Denitsa [ndlr: Denitsa Lyubenova est l’avocate du couple] nous a dit qu’elle nous aiderait si nous voulions essayer quelque chose.
C’est alors que nous avons appris qu’en tant que citoyennes bulgares, nous avions l’obligation de fournir des informations sur le changement de notre statut juridique si nous nous mariions à l’étranger. Alors, nous l’avons fait. Et la municipalité n’avait aucun moyen de traiter cela, alors elle a refusé. C’était la première étape du processus, et après cela, Denitsa a pris les choses en main. Nous avons fait appel de la décision devant le Tribunal administratif – Sofia, puis devant la Cour administrative suprême, et ils n’avaient aucune base légale pour accéder à notre demande, donc lorsque nous avons épuisé toutes les étapes légales au niveau local, il était temps de faire appel à la Cour européenne des droits de l’homme. C’était en fait assez simple, il suffisait de faire valoir que notre situation ne devait pas rester dans un vide juridique.

En tant que couple marié depuis 2016 au Royaume-Uni, quelles difficultés avez-vous rencontrées en déménageant en Bulgarie en raison du refus des autorités de reconnaître votre mariage ?
Darina : Nos véritables difficultés commenceront probablement lorsque nous aurons des enfants, mais pour l’instant, nous avons quelques problèmes avec notre appartement commun, car nous en possédons chacune 50 %. Si nous étions reconnues comme un couple, nous en posséderions conjointement 100 % dans le cadre du mariage, et je suppose qu’après la mise en place des changements législatifs, cela ressemblerait à quelque chose de similaire dans le cadre du partenariat civil ou de l’union légale, ou quel que soit le nom que le législateur décidera d’attribuer à la nouvelle institution qui doit être établie en Bulgarie pour les couples qui ne sont pas mariés.
Sinon, il y a quelques années, Deystvie a examiné les lois bulgares et a trouvé plus de 300 droits qui sont refusés aux couples LGBTI. Heureusement, notre vie est suffisamment simple et paisible pour que nous n’ayons pas à faire face à la plupart d’entre eux pour le moment.

Pouvez-vous expliquer comment la condamnation de la Bulgarie pour ne pas avoir reconnu votre union étrangère représente un tournant pour les droits de la communauté LGBTQ+ en Bulgarie ?
Lilly : C’est en fait la première fois qu’une institution internationale comme le Conseil de l’Europe dit que la Bulgarie a l’obligation de garantir à ses citoyens LGBTI des droits égaux à ceux de ses citoyens hétérosexuels. En tant que communauté, nous avons fait de nombreuses tentatives pour introduire des changements dans notre législation. La plupart des tentatives de modification du code de la famille, par exemple, et l’introduction d’un moyen pour la loi de reconnaître les couples de même sexe, ont été contrecarrées en raison de la crainte du public que cela nous donne des droits.
Maintenant, l’État est obligé de faire quelque chose, et nous espérons que cela lui donnera la raison d’incorporer correctement notre communauté dans la vie administrative, tout comme nous faisons déjà partie de la société.

Dans le contexte bulgare actuel, où l’opinion publique est généralement hostile à la communauté LGBTQ+, quelles sont les mesures nécessaires pour que le gouvernement reconnaisse pleinement les droits des couples de même sexe ?
Darina : Ce que nous attendons de lui, c’est qu’il introduise une institution de reconnaissance des familles de toutes sortes et sous toutes leurs formes. C’est à lui de décider comment il va l’appeler. Il est important que les autorités bulgares disent aux citoyens que la Constitution n’a pas besoin d’être modifiée et que personne ne pousse notre pays à introduire l’égalité en matière de mariage. Et je crois aussi que c’est au gouvernement de communiquer sur le fait que les familles de même sexe existent déjà, y compris les familles avec des enfants. Donc, reconnaître les familles de même sexe ne va pas apporter quelque chose de nouveau et d’effrayant – cela va simplement réglementer la réalité existante.

Quel a été le moment le plus difficile dans cette bataille juridique, et comment avez-vous trouvé la force de continuer à vous battre malgré les obstacles ?
Darina : Les obstacles étaient attendus, mais ils ont quand même été difficiles à surmonter. Nous avons également connu de nombreuses déceptions dans le processus de nos tentatives de procréation. Nous étions là ll’une pour l’autre. Le soutien de Lilly est la chose la plus importante de ma vie, et j’essaie de lui apporter le mien de toutes les manières possibles.
Lilly : Au niveau national, nous n’avions pas beaucoup d’espoir que quelque chose puisse sortir de la procédure. Quand on vous dit « Non » encore et encore et qu’on vous rappelle que vous êtes une sorte de personne de deuxième classe, cela peut être assez déprimant. Mais nous croyions vraiment et croyons toujours que c’est la bonne chose à faire pour notre communauté et pour la Bulgarie en tant que véritable pays européen. Donc, ce sentiment de mission nous a mobilisées tout au long du chemin. (…)

Pouvez-vous partager un moment particulièrement émouvant ou inspirant que vous avez vécu au cours de cette lutte pour la reconnaissance de votre union ?
Lilly : Ce n’est pas qu’un seul moment. Nous avons bénéficié d’un énorme soutien de nos familles et de nos amis tout au long de ce processus. Et nous avons été approchées à de nombreuses reprises par des personnes LGBT qui nous ont dit à quel point elles étaient heureuses que quelqu’un se batte pour elles. Nous avons eu le privilège d’apporter de l’espoir aux gens. Tout cela nous a donné un sentiment d’appartenance et de force et nous a rendues très heureuses.

(…)

L’intégralité de la rencontre avec Darina et Lilly est disponible dans le numéro 111 de Jeanne Magazine.

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