Tous les mois, la chronique « Un mois, un roman » s’attaque au décryptage d’œuvres appartenant à la littérature lesbienne française et francophone. Connus ou moins connus, il s’agit de romans tour à tour touchants, violents, puissants ou fascinants. Parfois même tout ça à la fois. Trigger warning : cette chronique aborde les violences sexuelles et le validisme vécus par la narratrice.

De quoi ça parle

De cette narratrice qui nous tutoie tout au long du roman, on n’apprendra jamais le prénom. On découvrira en revanche de nombreux aspects de sa vie : ses histoires lesbiennes d’amour et de cul, sa consommation de séries états-uniennes la fascination éprouvée pour sa colocataire, Octavia, leur salle de bain Louis XIV, les violences sexuelles qu’elle a subies et continue de subir, son bras handicapé dans un monde validiste qui complique grandement son quotidien. On fait un bout de chemin avec elle, et on ne sort pas indemne de cette excursion dans sa tête, sa vie et ses souvenirs. 

Explorer les traumatismes d’une existence minoritaire

Faite de cyprine et de punaises est un roman composé tout à la fois de pages extrêmement joyeuses (voire assez littéralement jouissives) et de pages beaucoup plus sombres. Les violences physiques et psychologiques, les discriminations occupent une place importante dans le texte. Si elles semblent à première vue être traitées avec légèreté, voire avec désinvolture, c’est bien tout l’inverse. Simplement, notre narratrice ne se prend pas vraiment au sérieux. Dès lors, elle aborde des sujets aussi tragiques que le viol ou le validisme au détour d’un chapitre ou d’une phrase, alors qu’on ne s’y attend pas vraiment. 

L’ouvrage s’ouvre d’ailleurs sur un « traumavertissement » nous faisant la liste de tous les sujets évoqués qui pourraient réveiller des traumatismes chez le lectorat. Sujet encore relativement rare en littérature, l’autrice s’empare de la question des violences conjugales dans les relations lesbiennes – en l’occurrence les viols perpétrés par l’ex de la narratrice –, une question encore taboue (voir à ce sujet le roman de Carmen Machado, Dans la maison rêvée, ou le compte Instagram MeToo Lesbien). Afin que la lecture de cette chronique ne soit pas trop douloureuse pour certain·es, j’ai choisi de ne pas mettre d’extraits illustrant mon propos, mais on les trouvera facilement dans le roman (par exemple p. 20-21, 35-36, 45).

Comme souvent dans ce roman, les sujets importants sont d’abord abordés au détour d’une phrase, l’air de rien. C’est le cas pour le handicap de la narratrice : 

« De toute façon ça ne cramait pas, ça lui donnait juste le temps de sortir son beurre avec de vrais morceaux de cacahuète dedans, celui que tu ne goutes jamais à cause de ta main paralysée. »

D’une façon très habile, la narratrice rappelle à de nombreux moments du roman le fonctionnement d’une société validiste. C’est cette dernière qui ne s’adapte pas aux personnes handicapées – ce qui devrait pourtant être le cas –, rejetant la faute sur les individus. Si tu as un corps non valide et que tu rencontres des difficultés à effectuer certains gestes du quotidien, c’est que tu n’as pas fourni les efforts nécessaires pour t’adapter, pour rendre ton handicap le plus invisible possible, dans une société qui ne veut de toute façon pas le voir.

C’est notamment dans les passages évoquant le handicap que l’utilisation de la deuxième personne du singulier, ce « tu » qui revient sans cesse, se révèle la plus efficace : elle nous embarque ainsi avec elle dans ses luttes quotidiennes, qu’il s’agisse de portes à ouvrir, de sacs à porter ou de cartes à tenir dans la main : 

« Pousser la porte d’entrée mobilise toutes tes forces, ton épaule gauche s’échine contre le lourd battant pendant que ta main droite paralysée reste là, désœuvrée, tentant en vain de se faire oublier. Au retour, il faudra encore tourner la clé et appuyer sur la poignée, ce que tu effectueras en grognant en sourdine. »

« Le caissier enfourne tes provisions dans un sac en papier sans poignées que tu attrapes poliment, sans oser mentionner ton bras droit ballant, trop occupée déjà à calculer avec quel membre tu vas bien pouvoir passer la porte et sortir de la boutique. Il faudra jouer du pied et des épaules, puisque ta main gauche est prise. Tu es toujours à court de mains gauches, ça en devient agaçant. »

« Puis Zineb et sa femme te proposent une partie de cartes et tu acceptes en réprimant un frisson à l’idée du spectacle que tu vas leur donner : ta main gauche tenue de faire le job pour deux, piochant retournant recouvrant posant, et le peu d’énergie qu’il te reste mobilisé par ta performance d’actrice non handicapée. Bonne joueuse, tu perds rapidement, avec le panache et le détachement propres aux gens qui ont appris très tôt à cacher leur jeu. »

À travers des extraits comme ceux-là, la narratrice, avec une bonne dose d’humour, nous expose de façon implacable ce qu’induit une existence handie dans un monde validiste : une adaptation constante, et une énergie considérable dépensée afin d’avoir l’air la plus « normale » possible.

Le génie lesbien on fire

Faite de cyprine et de punaises est également un petit bijou en termes de génie lesbien. Tout y passe : les références culturelles, des plus intellectuelles à la pop culture la plus mainstream, les blagues, les catégorisations de lesbiennes, les réflexions sur l’être lesbien. L’occasion pour le lectorat lesbien d’y retrouver tout ce qui fait sa culture contemporaine.

Lorsque la narratrice, au début du roman, fantasme sur Octavia, sa colocataire qu’elle imagine poète, elle repense à son type de filles :

« Ton type à toi est malencontreux. […] Le type avec de vilains tatouages mal ciselés dans un sous-sol miteux un lendemain de cuite, mal orthographiés mais plus cool que quoi ce soit de meaningful anyway, le type crâne rasé et skateboard coincé sous le bras droit. […]

Bien sûr, les gouines restent des lesbiennes, et chez elle tu découvres toujours des bibliothèques remplies de poèmes de Cyrée Jarelle Johnson, d’essais d’Adrienne Rich et d’articles d’Alison Kafer. Il y a des chances pour qu’elles suivent de surcroit un doctorat en littérature grecque, qu’elles aient monté trois associations LGBTQIA+ et réalisé six documentaires engagés […].« 

Les références à la culture lesbienne sont ici nombreuses, dans un joyeux mélange de références vestimentaires et culturelles. Ce patchwork qui constitue la culture lesbienne contemporaine, et dont la liste nous fait franchement sourire. Au fil du roman, on croise également l’évocation de figures telles que Gisèle Halimi, Monique Wittig, Christiane Taubira ou Angela Davis : autant d’icônes pour les lesbiennes féministes.

Les séries ne sont pas en reste, avec, par exemple, l’évocation à plusieurs reprises d’Orange Is The New Black :

« Emma Watson est à l’hôtel ce soit, ou Emma Thompson, ou quelqu’une qui rime avec clone, tu ne sais plus mais il y a des standards à respecter, des protocoles à suivre, des boutons de chemise à fermer. Tu n’oses pas lui dire que tu veux bien faire des efforts, mais pour certaines actrices seulement. Jen Richards en professeure à lunettes dans Mrs. Fletcher, Samira Wiley blottie contre sa copine dans Orange is the new black, celles-là, pour sûr, tu cirerais leurs chaussures dans un costume amidonné s’il le fallait. Pareil pour la ligue entière du Montréal Roller Derby. La liste est longue. Ce soir, en tout cas, Emma Watson ne se pointe pas, tu y as gagné une chemise repassée. »

Le génie lesbien de ce roman, c’est aussi le soin apporté aux scènes de sexe, dont voici un bref extrait pour terminer :

« Vous descendez des bières devant Work in progress, toi sur le canapé, elle assise en tailleur par terre, t-shirt relevé sur son boxer. Tu glisses une remarque sur un dialogue de l’épisode sans lâcher l’écran des yeux. Elle se relève et tu sors une banalité sur la taille de la pièce. Elle s’approche et tu t’accroches à ta bière comme à une bouée. Elle se penche sur toi et ton sexe papillonne, ton sexe rate un battement. Elle t’embrasse et sur ses lèvres tu goutes l’amertume du houblon. Plus loin, tu retrouves sur les lèvres de son sexe le gout métallique des piles électriques, et le gout familier du silicone sur son dildo violet. »

Faite de cyprine et de punaises est un roman paru le mois dernier aux éditions indépendantes et féministes iXe. Il est le fruit du travail d’une jeune autrice brillante : qu’il circule désormais et se corne et s’abîme à force de passer entre des mains lesbiennes avides d’une lecture qui nous ressemble. 

À propos de l’autrice

Lauren Delphe a vécu en France, puis au Québec, avant de revenir en France. Militante lesbienne, féministe et handie, elle a participé aux collages féministes, et publié des textes dans les revues québécoises Saturne, Le Pied et L’Organe. Faite de cyprine et de punaises est sorti en septembre 2022 aux éditions iXe et est son premier roman.

Pour aller plus loin

Par Margot Lachkar

Article publié initialement dans le numéro 101 de Jeanne Magazine.

Envie de soutenir Jeanne ?

  • Vous souhaitez faire le plein d’initiatives lesbiennes dont on ne parle nulle part ailleurs ? Rencontres, témoignages, découvertes culturelles, actualités et encore agenda sont au rendez-vous tous les mois dans le magazine. Et Jeanne, c’est aujourd’hui plus qu’un magazine. C’est une communauté tout entière avec l’espace privé en ligne Chez Jeanne.
    Abonnez-vous à Jeanne, rejoignez la communauté et faites le plein d’amour lesbien !