Jeanne a rencontré Johanne Coulombe, pionnière de la visibilité lesbienne et secrétaire du Réseau des lesbiennes du Québec, un organisme voué à la défense des droits, des intérêts, de la diversité et de la culture des lesbiennes, qui fête cette année ses 25 ans. Extrait de la rencontre publiée dans le numéro 84 de Jeanne Magazine.

Actuellement secrétaire du Réseau des lesbiennes du Québec (RLQ), vous êtes une militante active depuis le début des années 80. Quelles sont les raisons qui vous ont amenée au militantisme lesbien ? Permettez-moi de situer mon parcours. J’arrive au monde à la fin des années cinquante. Très jeune, je réalise que je n’ai pas la même liberté que mes camarades garçons. Personne autour de moi ne peut m’expliquer pourquoi. Cette double situation me met en colère. Peu à peu, on m’apprend que le monde est dangereux pour moi et que je dois en avoir peur. Je porterai ces deux sentiments pendant de longues années, jusqu’à ma rencontre avec des militantes féministes et lesbiennes. C’est grâce à ces militantes que je comprendrai que nous vivons dans une société qui réprime et contraint les femmes ; qui s’organise pour que nous ne puissions pas occuper les mêmes sphères sociale et mentale que les hommes ; qui nous incite à nous occuper de notre apparence au détriment de notre potentiel ; à nous concentrer sur la famille et nos soi-disant qualités « naturelles », plutôt que sur le monde et la réalisation de nos différentes capacités. Parmi les analyses que je découvre, c’est celle du lesbianisme radical qui m’a le plus éclairée en me faisant connaître les concepts des matérialistes françaises (« rapports sociaux de sexe », « différenciation des sexes », « sexage », « appropriation des femmes ») et par leur examen de l’hétérosocialité. C’est afin de contribuer à la diffusion de ces réflexions que j’ai décidé de m’impliquer dans la revue Amazones d’hier, Lesbiennes d’aujourd’hui en 1984.

Quelles actions menez-vous actuellement avec le Réseau des lesbiennes du Québec ? Le Réseau des lesbiennes du Québec est un organisme qui défend les droits des lesbiennes tant en matière de logement, salaire, conditions d’emploi, etc. Nous travaillons également à faire entendre les voix des lesbiennes dans divers espaces publics et organisons, annuellement, des journées de visibilité. Chaque mois, nous diffusons une infolettre rendant compte des informations et des événements qui se produisent dans notre communauté. À l’heure actuelle, nous préparons le 25ᵉ anniversaire du RLQ. Ce sera un grand événement. Un autre de nos projets de plus grande envergure consiste à réaliser une ligne du temps sur l’histoire des lesbiennes du Québec. Ce mois-ci, nous avons participé à la commémoration des personnes décédées de la COVID-19, en rappelant qu’une partie d’entre elles appartenaient à notre communauté. Je vous invite à visiter le site du RLQ, pour découvrir nos réalisations et projets.

Aujourd’hui cofondatrice de la maison d’édition Les éditions sans fin, vous avez été pendant de nombreuses années l’une des responsables de l’édition de la revue Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui. En quoi diriez-vous que les mots sont un outil indispensable pour ouvrir les mentalités et permettre une évolution de la situation pour les lesbiennes ? Sans les mots, je n’aurais jamais pu prendre conscience de l’ampleur de l’oppression qui cible les femmes en tant que classe politique et les lesbiennes en tant que transfuges de cette classe. Ce sont les textes qui m’ont permis de comprendre ce qui se passait réellement dans la société dans laquelle je vis. Ce sont les analyses que j’ai pu lire qui m’ont amenée à voir comment les groupes minoritaires sont « marqués », à découvrir que ce qui nous est présenté comme « naturel » ne l’est pas. Nos goûts, nos choix, notre habillement découlent d’un cadre idéologique qui oriente notre regard sur le monde. Cette vision est fabriquée par un système politique qui favorise l’acquisition d’une individualité plus solide chez les hommes que chez les femmes, ainsi que l’appropriation individuelle et sociale des dernières par les premiers. Les écrits des matérialistes nous permettent de voir, au-delà des écrans de fumée, le monde tel qu’il est. Sans mes lectures, je n’aurais pas pu comprendre que faire pour être libre, il faut pouvoir exister pour soi. C’est par la lecture que j’ai pu m’outiller contre les pièges et les brouillages. Nos meilleurs outils, ce sont les analyses et les réalisations (artistiques et militantes) qui nous rendent plus lucides sur la réalité et nos capacités. Il est impératif de les rendre accessibles, de les diffuser. Les publier est devenu ma priorité. C’est pourquoi j’ai travaillé à la revue AHLA et fondé les Éditions sans fin avec Dominique Bourque. Ensemble, nous organisons également des colloques et travaillons à d’autres projets (documentaires, journées d’études, etc.).

Au-delà d’une orientation sexuelle, être lesbienne est, selon vous, une position politique. Vous expliquiez d’ailleurs en 2016 « Peu de gens considèrent le mouvement du lesbianisme comme un mouvement politique, mais il reste toutefois très fort ». Pouvez-vous nous en dire plus et, selon vous, qu’en est-il aujourd’hui ? Le lesbianisme est politique dans la mesure où nos sociétés utilisent un système conceptuel fondé sur la séparation, la polarisation et la hiérarchisation des classes de sexe. Cela veut dire que les hommes et les femmes sont des groupes sociaux construits de manière à former une unité opposée. Cette unité n’est pas composée d’éléments symétriques comme on tente de nous le faire croire. Ces éléments sont positionnés suivant le schéma centre-marge ou positif-négatif. Lorsqu’on se situe au centre, on existe à part entière pour soi, lorsqu’on est situé à la marge, on existe en fonction des autres, de leurs décisions et de leurs besoins. Être lesbienne perturbe cet ordre des choses, et il nous le fait payer en nous dépeignant comme ridicules, moches, malades ou anormales. Quand je rencontre des fillettes en 2021 qui considèrent qu’elles ne peuvent pas jouer à tous les jeux dans la cour d’école, ma colère d’enfant remonte à la surface. Il reste encore beaucoup de travail à faire pour démanteler les structures conceptuelles qui orientent nos perceptions et nos actions. (…)

Dans le cadre de notre premier hors-série sur l’histoire du mouvement lesbien à travers le monde, nous avions rencontré Katherine Arnup, militante de la première heure (fin des années 70) à Toronto et cofondatrice de Lesbians Against the Right qui nous confiait « avoir un regard empli de tendresse sur ces années-là. Nous avions une énergie folle, un enthousiasme débordant et une colère toute aussi forte. Nous étions certaines que les choses pouvaient changer ». Quel regard portez-vous sur ces années-là au Québec et pouvez-vous partager avec nous quelques souvenirs marquants de militantisme ? C’était des années formidables. Je considère que ça été une chance inouïe d’avoir pu faire partie du mouvement lesbien dans les années 1980. Nous occupions des espaces dans une ancienne école (l’école Gilford). S’y côtoyaient le groupe Arts et Gestes, le collectif AHLA, la chorale lesbienne Laodamia, les archives Traces, une école de karaté, une troupe de théâtre, etc. S’y déroulaient des rencontres politiques, des fêtes, des danses, des journées de visibilité et d’autres activités encore. C’était le quartier général d’un grand nombre de lesbiennes. On y était libre d’agir et de créer à notre guise. Cela nous donnait l’impression de vivre dans une société parallèle où tout ce qui était constructif était possible. Il y avait bien sûr des débats, des conflits, mais aussi beaucoup d’entraide et de solidarité. La presse de la revue AHLA se trouvait dans un minuscule réduit. Louise Turcotte y imprimait tous les documents dont avait besoin la communauté : les annonces, les affiches, les tracs, les revues, etc. Des rencontres mémorables y ont eu lieu comme la conférence de l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu en 1990, organisée par les archives Traces et enregistrée par Suzanne Vertue du Réseau Vidé-elle. Depuis quelques années, j’ai l’impression de revivre mon engagement de ces années-là. Je milite au RLQ, aux archives lesbiennes du Québec. J’édite des livres. J’apporte un coup de main à la revue Lez Spread the World. En compagnie de Nathalie Di Palma (réalisatrice de l’émission radiophonique Lesbo-Sons) et de Danielle Chagnon (Archives lesbiennes du Québec), nous numérisons les émissions de Lesbo-Sons, émission qui existe depuis 1995. Avec Dominique Bourque, nous ferons en mai le tournage d’un documentaire sur les lesbiennes qui ont créé la vidéo Amazones d’Hier, Lesbiennes d’Aujourd’hui. Il y a, au Québec et en France, à nouveau une effervescence de projets qui laisse présager une nouvelle étape du mouvement lesbien.

(…)

Retrouvez l’intégralité de la rencontre avec Johanne Coulombe dans le numéro 84 de Jeanne Magazine.

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