À l’occasion de la sortie du documentaire de Jacqueline Rhodes, Once a Fury, (re)découvrez l’interview de la photographe Joan E. Biren, qui a cofondé The Furies Collective, une communauté lesbienne à Washington, DC publiée en juin 2019 dans le premier hors-série en papier de Jeanne Magazine.
Pouvez-vous nous parler de vous en quelques mots ? J’ai aujourd’hui presque 75 ans, j’habite près de Washington D. C., je suis une femme blanche, lesbienne et fière de l’être. Je suis supposée être à la retraite après avoir travaillé toute ma vie en tant que photographe, mais je mets souvent cette retraite entre parenthèses [Rires].
Cette année marque les 50 ans des émeutes de Stonewall. Que signifie cet anniversaire à vos yeux ? Avant toutes choses, je souhaiterais que les gens se souviennent que le mouvement LGBT a commencé quelques années avant les émeutes de Stonewall. Même si, aujourd’hui, ces événements sont considérés comme le début du mouvement moderne de la lutte LGBT, cela n’est pas tout à fait exact. Dans le film No Secret Anymore : The Times of Del Martin and Phyllis Lyon que j’ai réalisé en 2003, je raconte l’histoire de Del et Phyllis, qui ont fondé en 1955 le groupe Daughters of Bilitis, la première organisation lesbienne des États-Unis. Ce sont elles qui sont à l’origine du mouvement lesbien en tant que tel. D’autres groupes ont également existé avant, mais c’est de Stonewall que les gens se souviennent principalement aujourd’hui.
Comment expliquez-vous que les gens se souviennent particulièrement plus des émeutes de Stonewall ? L’une des raisons principales est l’organisation de la première Marche des fiertés qui a eu lieu l’année suivante à New York. C’est cette première Marche, la Christopher Street Liberation Day March de 1970, qui a été à l’origine de nombreuses autres Marches dans le pays, le 28 juin, le jour anniversaire des émeutes de Stonewall. Aujourd’hui, les Pride Marches existent dans le monde entier, et c’est pour cette raison je pense que nous nous rappelons plus facilement des émeutes de Stonewall.
Vous avez rapidement développé une vraie passion pour la photographie afin de donner de la visibilité aux lesbiennes. Pouvez-vous revenir sur ce qui vous a poussé à prendre un appareil photo ? Lorsque j’ai réalisé que j’étais lesbienne, je me suis mise à la recherche de photographies auxquelles m’identifier. Et tout particulièrement, des photos de couples de femmes en train de s’embrasser. Mais tout ce que je pouvais trouver à l’époque était des photos de « fausses lesbiennes » : des femmes jeunes, blanches, minces, blondes et photographiées par des hommes pour les hommes. Il m’était impossible de trouver une représentation juste et réaliste de couples de lesbiennes, alors, je me suis dit qu’il fallait que je le fasse moi-même. J’ai donc emprunté un appareil photo, j’ai embrassé ma compagne de l’époque, Sharen, et je nous ai prises en photo. On peut dire aujourd’hui qu’il s’agit sans doute du premier selfie lesbien [Rires]. Cette photo de nous, en train de nous embrasser, était celle que je cherchais désespérément !
Cette première photographie vous a rapidement donné l’envie d’en faire d’autres. Pouvez-vous revenir sur les débuts du « Dyke Show » ? Tout a commencé il y a environ 30 ans, avec Lesbian Images in Photography : 1850 – the present qui est rapidement devenu pour beaucoup « Dyke Show ». Après avoir commencé ma recherche approfondie de photographies de lesbiennes j’ai voulu partager le fruit de ces recherches avec d’autres femmes. Si cela m’avait fait du bien, j’imaginais que cela serait le cas pour d’autres ! Je suis alors partie faire le tour des États-Unis pour présenter des diaporamas de photographies représentant des lesbiennes aux femmes désireuses de les découvrir. J’ai passé de très bons moments sur la route à présenter cette exposition. Ce périple m’a permis de prendre d’autres photos et m’a également donné la possibilité d’organiser des ateliers pour les femmes qui souhaitaient devenir photographes. Même si je connaissais l’importance de cette exposition pour mon propre développement personnel, jamais je n’avais imaginé qu’elle deviendrait un événement dont on parlerait encore aujourd’hui dans l’histoire de représentation des lesbiennes. C’est absolument incroyable, j’avais des gens qui venaient jusque chez moi pour découvrir cette exposition, et j’ai eu la chance de bénéficier d’un article publié dans Aperture, l’un des magazines les plus reconnus du monde de la photographie, qui a accordé une grande visibilité à ce projet.
Aviez-vous conscience de l’importance de vos photos et de l’important héritage que vous alliez apporter au mouvement lesbien ? Pour vous dire la vérité, je savais que nous étions très peu à prendre pour modèle des femmes lesbiennes que ce soit dans les années 70 ou même 80. Je connaissais les raisons pour lesquelles je les prenais : justement parce que j’étais consciente de l’importance historique que cela serait, mais ce que je n’avais pas imaginé c’est que ce serait le cas avant ma mort [Rires]. Et je dois dire que je suis très heureuse d’être encore de ce monde pour voir cet engouement et ce qui me surprend encore plus, c’est que ces photographies sont aujourd’hui considérées comme de l’art. Je ne les ai jamais faites dans cet esprit-là, tout d’abord parce que je n’ai aucune formation de photographe en tant que telle et que je ne me suis jamais identifiée comme une artiste, mais plutôt comme une militante et comme une « travailleuse culturelle ».
Comment réagissaient ces femmes qui découvraient l’existence du Dyke Show ? Elles étaient tellement contentes de découvrir des images de lesbiennes ! Ces photos les aidaient à voir qu’elles n’étaient ni les seules ni les premières femmes à aimer d’autres femmes dans l’histoire. Elles ressentaient un grand besoin de se voir ainsi représentées, comme une validation de leur existence et de leurs amours. C’était comme une approbation, toutes se sentaient plus confiantes en elles. Encore aujourd’hui, je reçois des lettres et des messages de femmes qui me disent combien ces photos ont un impact crucial sur leur existence. Certaines femmes m’ont même expliqué que cela leur avait sauvé la vie de voir qu’il existait d’autres lesbiennes. Et d’autres qui s’acceptaient déjà en tant que lesbienne ont été également très heureuses de découvrir le Dyke Show. Toutes ces femmes avaient soudainement l’impression de faire partie d’une communauté, et certaines se sentaient le courage de faire leur coming out. Et ça n’était pas rien, car il faut se rappeler qu’à l’époque, dire que l’on était lesbienne n’était pas sans risque, on avait besoin de se sentir encouragée, car on risquait alors de perdre sa famille, la garde de ses enfants, son emploi, son logement… Les gens devaient calculer les risques et trouver le bon moment pour faire leur coming out car c’était un acte extrêmement courageux.
À ce propos, comment s’est passé votre propre coming out ? Il existe plusieurs coming out, d’abord le faire à soi-même, puis à ses amis, puis à sa famille. En ce qui me concerne, je vivais ouvertement en tant que lesbienne au sein d’un collectif de femmes toutes lesbiennes et il m’arrivait régulièrement d’aller chez mes parents avec des amies de ce collectif. Je ne leur ai jamais parlé de mon homosexualité, mais un jour, ma mère a dit à ma sœur : « Joan a des amies dykies » et ma sœur a répondu quelque chose du genre « ouais » [Rires]. C’est donc elle qui a fait mon coming out auprès de mes parents. Et même si par conséquent je n’ai pas eu à le faire auprès d’eux, je l’ai fait mille fois depuis. Faire son coming out est un processus que l’on répète tellement fois et de tellement de manières différentes au cours de sa vie !
Vous avez récemment expliqué que la visibilité comptait plus à vos yeux que la stabilité économique. Un propos que de nombreuses militantes lesbiennes pourraient tenir encore aujourd’hui en 2019. Comment diriez-vous que cette visibilité a évolué depuis les années 70 ? Tout d’abord je dois dire que je suis tout à fait d’accord avec vous. De très nombreuses militantes lesbiennes sont, chaque jour, à la limite de la viabilité économique, mais militer est un acte passionnel qui permet au monde d’acquérir plus de justice sociale et d’égalité entre toutes et tous. Ce que l’argent ne peut pas acheter. Pour en revenir à la visibilité, elle a bien sûr évolué, aujourd’hui, il existe beaucoup plus de représentations LGBT dans les médias généralistes, mais le « L » est probablement encore le moins visible. Et quand ce « L » est représenté, il l’est encore trop sous la forme traditionnelle d’une femme blanche, mince, jeune et blonde. En d’autres termes, nous savons très bien aujourd’hui que nous sommes un groupe de personnes incroyablement divers en termes d’origine, d’âge et de handicap, mais nous ne voyons pas assez ce magnifique spectrum de lesbiennes dans les médias.
Comment pensez-vous que cette évolution se fera ? Cela ne changera pas à moins que nous poussions et agissions en faveur de ce changement. Les choses ne changent pas toutes seules car personne ne vous donne ce que vous voulez, il faut se battre pour l’obtenir. Alors, nous devons continuer de nous battre pour obtenir cette représentation réaliste que nous souhaitons voir. Nous devons le faire nous-même pour que les médias généralistes apprennent et comprennent la réalité de nos vies. Surtout quand on voit le contexte politique actuel… Tout à fait ! Que ce soit aux Etats-Unis, en France et dans de très nombreux autres pays dans le monde, on est en train de voir le développement d’une vague politique d’extrême-droite et qui cherche à nous repousser dans le placard !
Quelle a été votre réaction lorsqu’en 2015, le mariage entre personnes de même sexe est devenu une réalité aux Etats-Unis ? Tout le monde était heureux et excité par cette loi, mais cela n’était pas vraiment mon cas parce que j’avais peur que l’énergie et l’argent investis dans le mouvement pour l’obtention de cette loi se tarieraient, et malheureusement, je pense que cela s’est avéré. Cet argent venait principalement de la part d’hommes gays, plutôt aisés financièrement, et ils ont disparu du mouvement quand le mariage des couples homosexuels a été légal. Par ailleurs, l’ouverture du mariage aux couples de même sexe n’aide en rien le quotidien d’une mère noire isolée ou celui de n’importe quelle personne marginalisée qui aspire à des droits que le mariage accorde. Je ne crois pas que ce soit une véritable égalité que d’avoir ces droits uniquement dans le cadre du mariage, je pense vraiment que tout le monde devrait avoir la possibilité de faire famille selon ses envies et ne pas avoir à se poser des questions du genre « qui va pouvoir me rendre visite à l’hôpital, qui va hériter de mon argent… ». Seul le mariage accorde ces droits aujourd’hui, mais ça devrait être accordé à tous, quel que soit son statut marital.
À l’occasion des 50 ans des émeutes de Stonewall, 8 événements consacrés à votre travail de photographe seront organisés à travers le pays, pouvez-vous nous en dire plus ? C’est un peu ce que je vous expliquais, avant, lors des expositions rétrospectives on oubliait les lesbiennes, mais avec l’ouverture des consciences qui opère petit à petit, on cherche plus de représentativité du mouvement lesbien. Comme nous étions peu de photographes à immortaliser les lesbiennes dans les années 70 et 80, c’est moi que l’on contacte aujourd’hui [Rires]. Parmi les événements, Being Seen Makes a movement possible, le projet solo présenté au Leslie-Lohman museum de New York m’excite énormément. Il démarre le 1ᵉʳ juin et j’y exposerai 19 de mes photographies sur une façade de plus de 2 mètres de haut. Ensuite, se tiendra Art After Stonewall, une exposition qui proposera plus de 200 créations artistiques dont 5 de mes photographies. Cette exposition démarrera à New York et voyagera aux États-Unis en passant par Miami en Floride et Columbus dans l’Ohio. À Washington, DC, j’exposerai quelques-unes de mes photos dans un musée, d’autres à Chicago et à Mineapolis. À Washington DC encore, une exposition rétrospective sur Stonewall est programmée au Musée national d’histoire américaine. Je suis tellement contente et à la fois surprise aujourd’hui, car je ne suis pas le genre d’artiste dont on exposait le travail jusqu’à présent [Rires].
Si vous aviez un conseil à prodiguer aux militantes lesbiennes d’aujourd’hui, quel serait-il ? Continuer d’être visibles et de vous battre aussi bien pour l’obtention de nouveaux droits que pour conserver ceux déjà acquis. Car nous sommes menacées et nous devons réaliser l’importance de la communauté. L’importance qu’elle nous offre aussi bien à un niveau personnel que politique pour être forte. Assurez-vous d’être entourées d’une communauté et prenez soin les unes des autres.
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