De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre LordeJeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.

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Suite de notre série de portraits avec celui de Lorena Hickok publié initialement dans le numéro 42 de Jeanne Magazine.

Les archives sont rarement muettes et révèlent souvent d’incroyables histoires. Que dire de celle-ci, qui vit s’établir une longue relation amoureuse entre deux femmes…au coeur du pouvoir des Etats-Unis d’Amérique dans les années 30 ? Lorena Hickok serait sans doute tombée dans les oubliettes de l’histoire tant du journalisme que du monde littéraire, n’était son parcours anti-conformiste et sa position carrément révolutionnaire. En effet, après l’étude de près de 3500 lettres qu’elle échangea avec… Eleanor Roosevelt, épouse de son président de mari, il apparaît que cette femme indépendante au caractère bien trempé ait été l’amante, au moins intellectuelle sinon charnelle, de la Première Dame préférée des Américains.

Lorena Hickok naît dans une famille pauvre de l’état rural du Wisconsin, au nord des Etats-Unis, le 7 mars 1893. Son père est crémier et sa mère couturière, et tous deux sont dits violents et instables, ce qui incite la jeune Lorena à s’enfuir très tôt du foyer afin de gagner sa vie et de tenir à distance la violence. C’est ainsi qu’en 1907, à l’âge de 14 ans, elle s’engage comme bonne à tout faire dans une famille bourgeoise. Puis, un parent charitable décide que la petite est capable de suivre des études et lui offre de finir le collège. Après cela, elle commence le lycée mais s’avère incapable de se plier au règlement strict et exigeant. Elle décide alors de reprendre la vie active et entre au Battle Creek Evening News où elle débute comme journaliste. A l’époque, le métier est ouvert à tous les jeunes battants à la fois accrocheurs et téméraires, ce que semble être Lorena Hicock dès l’adolescence. Rapidement, l’envie de quitter son petit périmètre se fait sentir et elle décide d’aller continuer son apprentissage d’abord à Milwaukee, la plus grosse ville du Wisconsin, avant d’aller dans l’état voisin et de joindre Minneapolis. Là, elle tente de reprendre le lycée où celui-ci l’avait laissée mais, les mêmes causes ayant les mêmes effets, elle le quitte aussitôt ; le lycée refuse en effet de changer son règlement intérieur pour elle et veut l’obliger à coucher en dortoir ! Aussi Lorena Hickok se tourne-t-elle à nouveau vers le journalisme et entre au Minneapolis Tribune, où le rédacteur en chef, Thomas Dillon, la prend sous son aile pour lui faire achever « sur le tas » sa formation. Il lui enseigne toutes les ficelles du métier mais lui apprend aussi, c’est elle qui le dira plus tard, « à boire et à vivre. » Loin des clichés en cours à l’époque, qui cantonnent les femmes journalistes aux pages légères (société ou mode), T.Dillon envoie sa protégée aux quatre coins de l’état pour couvrir des thèmes aussi différents que le sport, la politique ou simplement les actualités.
En 1926, un examen médical révèle à Lorena Hicock qu’elle souffre d’un diabète sévère. Un traitement à base d’insuline synthétique est en circulation depuis trois ans déjà, ce qui signifie alors qu’on ne meurt quasiment plus du diabète. Pour autant, si ce n’est pas une condamnation à mort, ce n’est pas une maladie anodine. Car la journaliste en effet en souffrira à vie et les conséquences sur sa carrière comme sur sa vie intime seront très négatives. A l’époque, elle vit avec sa partenaire de longue date, une collègue du nom d’Ella Morse. Celle-ci veut la persuader de prendre une année sabbatique pour la suivre à San Francisco, où elle a décroché un job. Mais juste avant leur départ, Ella Morse s’enfuit avec… un homme, son amant. Accablée, enragée mais pas abattue, Lorena Hicock décide de prendre son destin en main et surtout la route inverse : à 31 ans, elle va tenter sa chance dans l’Est du pays et débute à New York. Là, elle fait ses armes pour l’Associated Press, où elle se fait très vite connaître pour son talent et sa pugnacité.
En 1932, Hicock est à New York depuis 6 ans déjà et, conformément à ses centres d’intérêt nés dans sa jeunesse, elle écrit toutes sortes de papiers, avec un faible pour les personnalités, notamment politiques. Elle fait alors des pieds et des mains pour que son patron l’envoie à la convention démocrate, où le populaire gouverneur de l’état de New York, Franklin Delano Roosevelt, fait une campagne très à gauche, apportant des idées « socialistes » novatrices, notamment en créant l’ancêtre de la sécurité sociale et en agissant pour les campagnes (reboisement et conservation des sols). Il a cinquante ans et depuis sa prise de fonction en 1929, il se charge de trouver des solutions pour sortir le pays du marasme où la crise financière l’a jeté. Mais, plus que le gouverneur, c’est son épouse qui suscite l’intérêt de Lorena Hicock. Elle pense intimement en effet que cette femme-là ferait une drôle de Première Dame.

Car Eleanor Roosevelt, si elle vient d’une famille très WASP (White Anglo-Saxon Protestant) de la côte Est, ce qui en fait d’office un membre de l’élite sociale américaine (son époux étant par ailleurs un cousin éloigné), montre une personnalité très différente de ce qu’offre habituellement le moule des riches protestants. Peut-être parce qu’elle a souffert du rejet de sa mère, belle et brillante là où la jeune Eleanor était laide et effacée. Peut-être aussi parce que de cette enfance triste, elle a tiré une jovialité, une chaleur qu’elle donne abondamment autour d’elle, se démarquant ainsi très nettement de ces épouses au sourire figé. Peut-être enfin parce que la timidité et la gaucherie de cette mère de six enfants touchent la journaliste. Quoi qu’il en soit, Lorena Hicock a sévèrement manoeuvré pour obtenir son sésame vers la convention. La femme du Gouverneur ne la laisse pas de marbre et, sous couvert de journalisme, elle va l’observer de plus près. Elle câble à son rédacteur en chef à la fin des discours : « la dame est d’une immense dignité, c’est un personnage. »

Quelques mois plus tard, Franklin D. Roosevelt est élu président des États-Unis. A la veille de sa prise de fonctions, il lit son discours à son épouse, première confidente, première à entendre les idées très progressistes de son mari, première à apprendre du président que « la seule chose que nous devons craindre est la crainte elle-même ». Dans sa propre chambre, Eleanor Roosevelt lit ce discours à voix haute à… Lorena Hicock, enserré dans le peignoir d’Eleanor, prête à aller se coucher, dans cette même suite ! 1932 marque donc le premier mandat d’un président qui sera élu cinq fois, entame le début du New Deal, ainsi que… l’arrivée à la Maison-Blanche d’une journaliste pauvre et imposante qu’Eleanor appelle affectueusement Hick, et à qui elle chuchote chaque soir, au téléphone lorsqu’elles sont éloignées, « je t’aime et je t’adore », en français dans le texte. Et cela va durer 12 ans. Moins de six mois après les débuts du président, son épouse part dans sa confortable Buick pour un road trip de 3 semaines dans la Nouvelle-Angleterre ainsi qu’au Canada. Sans escorte. Sans que les Services Secrets soient de la partie. Mais avec Lorena Hickock. Elle ne furent pas reconnues, ainsi que l’avait prédit la Première Dame aux dits Services, à part dans une de leurs dernières étapes, dans le Maine, ce qui ne laissa pas de surprendre les badauds. Et c’est en riant que la paire raconte ses aventures au Président, de retour à la Maison-Blanche, autour d’un dîner intime. Lorena Hickock ne reste cependant pas oisive aux côtés de son amie. Celle-ci la presse de prendre un emploi dans l’administration de son mari ; la journaliste entre au service de Harry Lloyd Hopkins à la Federal Emergency Relief Administration, chargée entre autres de lever des fonds pour combattre la pauvreté en cette année 1933, la plus noire de la Dépression. Hopkins l’envoie assez rapidement et pour deux ans sur les routes, dans une mission qu’elle affectionne : prendre le pouls d’une Amérique qui souffre, porter la voix des pauvres aux oreilles du Président -qui jamais ne s’enferme dans sa tour d’ivoire- et faire une sorte de photographie de la misère qui étreint le pays. Et il y a du travail. L’Amérique compte un quart de sa population active au chômage, soient 12 millions de personnes, et 2 millions sont sans abris. Dans son discours inaugural, Roosevelt avait dénoncé la responsabilité des financiers et des banques et beaucoup (plus de 700) fermèrent entre 1930 et 1932, jetant encore des employés à la rue. Mais en passant une quinzaine de lois favorables aux Américains, en affichant une confiance sans faille en le peuple et enfin en s’attachant la bienveillance des médias, il redresse petit à petit le pays. Et Lorena Hicock, par ses rapports circonstanciés, d’autant plus précis qu’elle n’a pas d’idées préconçues de la misère puisqu’elle la connaît bien et ne l’a pas oubliée, l’y aide à sa mesure.

Parallèlement, elle poursuit avec Eleanor Roosevelt une idylle que rien ne semble pouvoir arrêter. Lorsqu’elles sont loin l’une de l’autre, elles s’écrivent chaque jour. Des lettres d’amour enflammé, des promesses de bonheur, des cris de désir. Hick écrit à Eleanor : « Je veux t’étreindre et t’embrasser au coin des lèvres. » Ou encore, après une longue séparation : « Encore huit jours … J’aimerais me coucher à tes côtés ce soir et te prendre dans mes bras. J’ai essayé de convoquer ton visage, pour me souvenir de son apparence. Étrange que même le visage le plus cher s’estompe avec le temps. Je me souviens très clairement de tes yeux, avec leur espèce de petit sourire taquin, et du contact contre mes lèvres de cette douce petite tache au coin nord-est de ta bouche. » A quoi Eleanor répond, dans une de ses très nombreuses missives, alors qu’elle va se coucher : « (…) Tout mon amour, je devrais te le dire avant que mes pensées ne s’estompent d’ici quelques minutes.
Good night my dear one/ Bonne nuit ma chère âme
Angels guard thee/ Les anges te gardent
God protect thee/ Dieu te protège
My love enfold thee/ Mon amour t’embrasse
All the night through/ Toute la nuit

Toujours vôtre
ER »

Eleanor Roosevelt et Lorena Hickok, juillet 1933

Bien évidemment, la relation entre les deux femmes est censurée, et ce pendant des années, bien après que les Roosevelt eurent quitté la Maison-Blanche, et jusqu’à aujourd’hui, où certains biographes, comme la plupart des descendants des Roosevelt, se gardent de penser quoi que ce soit de l’ancienne Première Dame. À l’époque, toutes les photographies où Hick apparaît sont découpées, afin de la faire disparaître de la scène. Lorsqu’on ne peut faire autrement que de garder la photo avec cette femme imposante, elle n’est alors pas identifiée. Et bien entendu, personne ou presque ne parla d’elle dans les nombreuses biographies qui furent écrites dès avant la mort des protagonistes. Pourtant, la nature de leur relation fait peu de place au doute et la presse ne tarde pas à l’évoquer. Eleanor porte une bague que Hick lui a donnée. Les deux femmes ont fait le vœu de passer tous les Noëls ensemble, même si ce n’est pas toujours le 25 décembre, mais de le fêter quoi qu’il arrive. Cette promesse faillit ne pas être tenue en 1941 et ce fut l’unique fois. Eleanor dut reporter à la dernière minute, très contrariée de ne pas serrer Hick ce jour-là. Mais on ne lui avait pas annoncé la venue de… Winston Churchill ! En 12 ans à la Maison-Blanche, Lorena Hickok et Eleanor Roosevelt sont devenues l’une pour l’autre plus que des amies, des âmes sœurs. Hick a réécrit maints discours de ER, lui a appris à affronter la presse comme à tenir son rôle avec plus d’assurance, plus d’aisance aussi. Elle a été la colonne vertébrale d’Eleanor, qui lui confiait également son dégoût de la politique ou les adultères de son mari. Et à ses côtés, Eleanor Roosevelt a pris une ampleur inattendue, même pour les observateurs les plus fins de la Maison-Blanche. A tel point qu’elle s’est mêlée de tout (au grand agacement du premier cercle du pouvoir) et, la maladie de son mari grandissant (Franklin Roosevelt était atteint du syndrome de Guillain-Barré, ce qui l’a laissé paralytique), elle a pris à sa charge les avancées sociales de son mari, défendant avec ardeur les minorités, notamment noire, ainsi que les pauvres et les femmes, étant une féministe convaincue. Elle anima également des chroniques radiophoniques et écrivit des rubriques dans les journaux, lui permettant de gagner en popularité, tout cela sous la houlette de Lorena Hickok. D’autre part, en écrivant de nombreux portraits dévoués à l’enfance malheureuse d’Eleanor ou encore à ses déboires politiques, celle-ci parvient là encore à élaborer une image qui valut à la Première Dame la sympathie de millions d’Américains, et contribua peut-être aux quatre réélections de son mari. Est-ce pour cette raison que Franklin D. Roosevelt toléra la présence de la bonne amie de son épouse sous le toit de la Maison-Blanche ? Connaissait-il les relations exactes que son épouse entretenait avec Hickok, alors que celle-ci n’était pas la première lesbienne qu’elle amenait au domicile ? Une chose est certaine : Roosevelt avait trompé sa femme avec sa secrétaire dès 1919. En découvrant le pot aux rose, Eleanor avait demandé le divorce, lequel fut refusé par monsieur afin de préserver sa carrière politique. Dès lors, un nouveau contrat fut passé entre les époux, contrat dans lequel les liens d’intérêt commun dépassaient l’entente sexuelle. C’est peut-être cet arrangement qui permit à Eleanor de s’afficher aux côtés d’une lesbienne notoire, qui fumait le cigare et levait le coude sans chichis.
Dans cette entente, Hick ne prend pas la meilleure part. Car si elle apporte à son aimée tout ce dont celle-ci a besoin pour s’épanouir, l’inverse n’est pas vrai. Certes, la Première Dame obtient des postes intéressants pour Lorena Hickok. Mais, ce faisant, elle la coupe de sa passion première, le journalisme de terrain, « la seule chose pour laquelle j’étais bonne », soupirera plus tard Hicock. Cependant, Eleanor Roosevelt resta fidèle à Hick, même après la mort du Président en 1945 et son départ conséquent de la Maison-Blanche. Elle l’invita en effet à la suivre dans un cottage de Hyde Park. Même lorsqu’elle épousa un jeune médecin de l’âge de son fils, et alors que Hick avait disparu de sa vie, elle lui apporta son soutien, notamment financier, et accepta également de cosigner des livres, afin d’apporter sa notoriété au travail de son amie. À titre personnel, Lorena Hickok, malgré sa vue défaillante en raison du diabète, écrivit ses mémoires, qui ne trouvèrent jamais de maison d’édition. Elle publia en revanche six biographies, dont celle de son amante, et une autre restée célèbre : L’histoire d’Helen Keller, qu’elle put rencontrer par l’entremise d’Eleanor.

À la mort d’Eleanor Roosevelt en 1962, Lorena Hickok brûle une grande partie de leur correspondance, afin de préserver la mémoire de son amante. À la mort de Lorena Hickok le 1er mai 1968, sa sœur Ruby lut la première année de leur correspondance et la jeta au feu, décidant que cela ne regardait personne. Quelques années plus tard, la biographe de Lorena Hickok, Doris Faber, fut si choquée par la teneur des propos échangés entre les deux femmes qu’elle tenta de faire sceller cette correspondance scandaleuse. N’y parvenant pas, elle décida consciemment d’omettre tous les passages scabreux. Mais, honnête aujourd’hui face au silence que veulent imposer les gardiens de la mémoire officielle, elle affirme de certains passages romantiques qu’il n’y a aucun doute sur leur signification : Lorena Hickok était bien l’amante de la Première Dame la plus aimée des États-Unis. Par Véro Boutron

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