Tous les mois, la chronique « Un mois, un roman » de Margot Lachkar publiée dans les pages de Jeanne Magazine, s’attaque au décryptage d’œuvres appartenant à la littérature lesbienne française et francophone. À l’occasion de la nomination de Fatima Daas à la prochaine cérémonie des Out d’Or, nous publions dans son intégralité la chronique dédiée à son roman La petite dernière, sorti en 2020 aux éditions Noir sur Blanc.

De quoi ça parle
Fatima est la mazoziya, la petite dernière, celle à laquelle sa famille ne s’attendait pas. Fatima est aussi musulmane pratiquante, asthmatique, lesbienne, banlieusarde, arabe. Fatima est aussi une amie, une amoureuse, une étudiante, une patiente en thérapie, une pécheresse.
La petite dernière est le récit de la vie de Fatima, de son enfance jusqu’à sa vie d’adulte, la vingtaine bien entamée. C’est aussi beaucoup d’amour : envers sa famille, envers les femmes autour d’elle, envers Dieu et un peu aussi envers elle-même.

Identités en chantier
Dans La petite dernière, les chapitres sont courts et commencent chaque fois par « Je m’appelle Fatima », ou « Je m’appelle Fatima Daas ». C’est, entre autres, le récit d’identités en construction : celles de la narratrice. Elle-même ne sait pas toujours qui elle est ni comment se définir, alors elle commence par des identités factuelles : « Je porte le nom d’une Clichoise qui voyage de l’autre côté du périph pour poursuivre ses études » (p. 10). Puis vient, très vite, le temps de la nuance. Elle sent que le monde qui l’entoure tente de lui imposer différentes identités, qu’elle refuse et (re)construit à sa manière : « Je ne nais pas asthmatique. Je le deviens. J’entre officiellement dans la catégorie des asthmatiques allergiques à l’âge de deux ans. […] Je comprends à dix-sept ans que je suis porteuse d’une maladie invisible. […] Il m’a fallu du temps pour savoir que mes crises respiratoires pouvaient être déclenchées par des émotions » (p. 12) « Ma mère dit qu’on naît musulman. Je crois pourtant que je me suis convertie. Je crois que je continue à me convertir à l’islam. » (p. 23)
Parmi ses identités factuelles, il y a ce qu’elle observe et ce qu’elle sait : elle grandit dans une famille maghrébine et musulmane, à l’instar de la plupart des jeunes avec qui elle se retrouve à l’école. Et puis il y a celles qui sont plus compliquées à cerner : « Avant moi, il y a trois filles. Mon père espérait que je serais un garçon. Pendant l’enfance, il m’appelle wlidi, « mon petit fils ». Pourtant, il doit m’appeler benti, ma fille. Il dit souvent : « Tu n’es pas ma fille. » Pour me rassurer, je comprends que je suis son fils. » (p. 16) « Je déteste tout ce qui se rapporte au monde des filles tel que ma mère le présente, mais je ne le conscientise pas encore. » (p. 16) « Je commence à m’habiller « comme un garçon » à l’âge de douze ans. Je ne le sais pas tout de suite, on me le fait remarquer. Je mets des sweats à capuche, des joggings, des Air Max. J’attache mes cheveux en chignon ou en queue de cheval. Je mets du gel pour plaquer les petits cheveux qui remontent devant. Les cheveux khrach, frisés, les cheveux d’« Arabe ». » (p. 47)

Si l’enfance semble très féminine, bien que contre son gré, l’adolescence est résolument tomboy. La narratrice s’habille comme un garçon, se comporte comme un garçon, ne traîne qu’avec des garçons. Un jour, s’apercevant qu’elle n’est amoureuse de personne, elle choisit un garçon du collège, et proclame fièrement à ses amis qu’elle est amoureuse de lui. La réaction ne se fait pas attendre : « Mais arrête ! Toi t’es un mec, tu ne peux pas kiffer un mec, t’es cheloue, Fatima » (p. 55). Logique implacable : Fatima est un garçon, et les garçons n’aiment pas les garçons, mais les filles. Le chapitre se clôt sur cette phrase, et le suivant enchaîne sur un sujet tout à fait différent : comment a réagi la narratrice ? Qu’a-t-elle pensé ? Au cours de l’enfance et de l’adolescence, Fatima recherche et apprend le sentiment d’appartenance à une communauté. Un peu avant d’appartenir à une bande de garçons, et bien avant d’intégrer la communauté lesbienne parisienne, elle découvre le sentiment d’appartenance qui découle du ramadan :
« La première fois que je fais le ramadan, je comprends tout de suite ce qu’est le sentiment d’appartenance.
Comme toute ma famille, je jeûne. A onze heures trente, je termine l’école. Je rentre chez moi. Ma mère me demande si je tiens le coup. Mon estomac répond à ma place : « Il reste de la chorba et des bricks d’hier ? » » (p. 27)
Les phrases, les paragraphes, les chapitres sont courts. Les phrases claquent, les unes après les autres. Difficile de respirer entre, il faut continuer : un rythme qui renverrait à l’asthme dont est atteinte la narratrice ? On voudrait s’arrêter sur de nombreuses phrases, réfléchir. Cela fait écho à son propre vécu. C’est un livre qu’on veut reprendre depuis le début dès qu’on a tourné la dernière page.

Amour et sororité
Bien que cela n’ait quasiment jamais été souligné dans la réception qui en a été faite jusqu’à présent, l’amour et la sororité – qu’on peut considérer comme une forme d’amour – sont au cœur du récit. L’amour pour Dieu, pour différentes femmes, l’amitié sans faille pour Rokya, la meilleure amie, tout cela crée certes de la souffrance, mais insuffle surtout beaucoup de joie au texte. Puisque Fatima « continue de [se] convertir à l’islam », ses sentiments évoluent au fil des pages. A un moment donné, elle semble avoir perdu toute sérénité dans son rapport à la foi :
« Je m’appelle Fatima Daas. Je suis musulmane, alors j’ai peur : Que Dieu ne m’aime pas. Qu’Il ne m’aime pas comme je L’aime. Qu’Il ne m’abandonne. De ne pas être celle que je « devrais ». De remettre en question ce que Dieu m’a commandé de faire. D’être livrée à moi-même. De me réveiller en pleine nuit, terrifiée. » (p. 41)
A d’autres moments, au contraire, elle sait qu’elle a trouvé sa place : « Je m’appelle Fatima et je sens Dieu partout où je vais, partout où je suis. Je sens Sa grâce m’envelopper. Quand je sors de chez moi le matin, je récite une prière :
« Je commence par le nom d’Allah, je me fie à Allah. Il n’est de protection, il n’est de force que par Allah. Ô Allah, je Te demande de me garder d’égarer autrui ou d’être égarée par autrui. Je Te demande de me garder de tomber dans le péché ou d’être poussée dans le péché par autrui. Je Te demande de me garder de commettre une injustice ou de subir moi-même une injustice. » (p. 34)

Si l’autrice a toujours refusé d’être la porte-parole de qui que ce soit, ces extraits permettent deux choses : aux musulman∙e∙s, il permet de lire enfin, dans la littérature française, une représentation de la religion et de sa pratique qui soit bienveillante et qui ne soit pas caricaturée. Au reste du lectorat, il permet d’avoir accès à un récit raconté à la première personne, loin des auteurices blanc∙he∙s qui se complaisent généralement dans un récit orientaliste, figé et stéréotypé d’une certaine religion et d’un certain groupe de personnes.

Fatima a une meilleure amie, Rokya : elles se racontent tout, sont toujours là l’une pour l’autre. Alors, un jour, Fatima finit par dire ce qu’elle avait tu jusqu’alors : « J’avoue à Rokya, un peu honteuse, que je me suis inscrite sur des sites de rencontres. C’est le bon plan pour se dévoiler tout en restant cachée. Mais, Fatima, t’es une romantique bizarre, ça ne va pas te réussir, ça. Ça ne va pas le faire. En plus, tu risques de tomber sur des gros porcs. Je coupe la parole à Rokya avant qu’elle aille trop loin. Je ne veux pas rencontrer de mecs, Roky. […] Et là, Rokya me regarde, je vois se dessiner au creux de ses lèvres un petit sourire fier, et elle dit : Tu veux rencontrer un hamster, alors ? Et quand elle dit ça, son petit sourire prend toute la place, on ne voit plus que lui désormais. Rokya se met à rire, et son corps tout entier vibre. L’image d’un hamster me vient en tête, alors moi aussi je rigole. » (p. 72)
La sororité, ou le fait de considérer d’autres femmes comme ses sœurs et de montrer à leur égard empathie, bienveillance, solidarité et amour, est ici parfaitement illustrée, puisque Rokya ne dramatise pas la situation, ce qui semble être exactement ce dont la narratrice a besoin à ce moment-là. Un peu plus loin dans sa vie comme dans l’ouvrage, Fatima raconte les relations amoureuses qu’elle entretient en même temps avec deux femmes : « Je m’appelle Fatima Daas. J’ai fait quatre ans de thérapie. C’est ma plus longue relation. A vingt-cinq ans, je rencontre Nina Gonzalez. A ce moment-là, je me pense polyamoureuse. Je fréquente deux femmes, Gabrielle et Cassandra.
Je trouve chez l’une ce qui manque à l’autre, sans savoir quoi. » (p. 83)

La narratrice a beau ne pas se sentir à sa place, elle est empêtrée dans ces deux relations, suivant des « commandements » qui ne lui conviennent pas : « Tu ne lui diras pas si elle te fait souffrir, si tu éprouves de la jalousie, de la tristesse ou de la rancœur. Tu ne lui feras pas remarquer si elle te met à distance, si elle t’oublie un peu. […] Tu ne lui révéleras pas ce que tu ressens. Transgresser ces commandements revenait à assumer qu’on ressemblait à ce qu’on ne voulait pas être. « Un couple normal. » « Une relation exclusive. » « Un couple dans les convenances », avec de la jalousie, de l’appartenance, de la sécurité, de l’étouffement, de l’amour. » (p. 85-86)
Puis elle rencontre Nina, et découvre grâce et avec elle une autre manière d’aimer. Son amour pour Dieu est lui aussi le fruit d’un cheminement : « Je devais aimer Dieu et l’islam pour réussir à pratiquer avec envie et amour et non par contrainte. Je trouvais cette manière de tisser un lien avec la religion juste, mais je comprenais dans le même temps que je ne savais pas très bien comment investir dans ce qu’on appelle « une relation », comment être dans cet élan-là : « prouver qu’on aime ». (p. 108) Ce sont finalement les mêmes interrogations, qu’il s’agisse de religion ou de relations lesbiennes : comment aimer vraiment ? Comment aimer correctement ? Comment aimer sans souffrir soi-même ?

Donner une autre perspective
Donner une autre perspective est un des leitmotivs du militantisme lesbien comme de la littérature lesbienne. Donner une autre perspective, c’est ce que font souvent les lesbiennes. C’est ce que fait Fatima Daas en nous offrant ce livre-là. Et c’est ce qu’il faut absolument faire lorsqu’on parle ou qu’on écrit sur ce livre : sa réception a été catastrophique : la presse s’est emparée du livre, de son autrice, de l’image que les conservateurices de tout bord voulaient se forger d’elle. Depuis maintenant un an que La petite dernière est sorti, on a surtout parlé d’islam, de banlieue et d’homosexualité, en mêlant généralement les trois : comment peut-on être lesbienne et musulmane ? Comment l’autrice pouvait-elle se considérer comme pécheresse, tout en se disant féministe ? Comment survivait-elle à l’homophobie présente dans les banlieues ?

Une fois de plus, une perspective intersectionnelle est nécessaire, et en l’occurrence penser la multiplicité des identités et le contexte culturel et historique. Toutes les identités de la narratrice sont déployées dans le livre. Quant au contexte, il est assez simple à comprendre : la France n’aime ni les musulman∙e∙s, ni les arabes, ni les femmes, ni les lesbiennes. Alors quand une personne possède toutes ces identités, de nombreuses voix s’élèvent.
Cela a eu deux conséquences : d’abord, l’autrice a dû souvent faire face, en interview, à des questions d’une rare bêtise, et sous lesquelles couvaient racisme et islamophobie. Ensuite, on n’a pas vraiment parlé du livre : on a très peu parlé de l’influence d’écrivaines telles qu’Annie Ernaux ou Marguerite Duras, on a très peu fait le rapprochement avec Faïza Guène. On a très peu parlé de thèmes centraux dans le livre tels que l’asthme, qui influence directement l’écriture, ou de l’amitié extrêmement forte de la narratrice avec Rokya. On a également très peu parlé de la difficulté d’être immigré∙e de deuxième ou troisième génération en France, non seulement avec le racisme que cela implique, mais aussi à cause de la difficulté à développer un sentiment d’appartenance : « Mon cousin Farid […] me faisait répéter une phrase en arabe. Ana ghandi kalb kbir, qui signifie j’ai un grand cœur. A cause de mon accent, la phrase était complètement transformée. Au lieu de dire cœur je disais chien. Cœur se prononce qalb ou galb selon les régions. Chien se prononce kelb. Je n’arrivais pas à faire ressortir le « q » du fond de ma gorge. Je disais j’ai un grand chien. Je n’ai pas de grand cœur. Ça faisait rire mon cousin. Ça faisait rire tout le monde. Moi aussi à la fin. » (p. 90)
Cet extrait touchera particulièrement le lectorat immigré de deuxième ou troisième génération, ou quand la langue d’origine des parents se perd un peu en route. Quand on va au bled et qu’on a du mal à se faire comprendre, parce que c’est le français à l’école, et l’arabe à la maison. Et qu’évidemment, une maîtrise de l’arabe n’est pas encouragée dans une société occidentale.

C’est dont tout cela et bien plus qu’il fallait dire à propos de La petite dernière. Cette chronique est une tentative de « réparer » la réception de l’ouvrage qui en a été faite jusque-là. Mais la meilleure manière de rendre femmage à Fatima Daas est encore de s’immerger dans son œuvre et d’y perdre, comme elle, le souffle.

A propos de l’autrice

Née en 1995 et d’origine algérienne, Fatima Daas a grandi à Clichy-sous-Bois. Elle découvre l’écriture grâce à des ateliers d’écriture organisés dans son lycée. Elle a obtenu un master de création littéraire à l’université de Paris, 8, dans le cadre duquel elle a notamment rencontré Virginie Despentes, qui l’a encouragée à terminer son manuscrit. Elle a publié La petite dernière en août 2020, dont de nombreuses traductions sont en cours. En juillet dernier, elle a reçu, avec sa traductrice allemande, Sina de Malafosse, le prix international de littérature de la maison des cultures de Berlin. Fatima Daas est féministe intersectionnelle.

Par Margot Lachkar

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