De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre LordeJeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.

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Suite de notre série de portraits avec celui de Djuna Barnes publié initialement dans le numéro 35 de Jeanne Magazine.

Un siècle, c’est en effet ce que couvrit l’existence de Djuna Barnes, étrange dame de la littérature, un XXe siècle qu’elle traversa librement et sans égale.

Née en 1892 dans une famille artiste bohème où l’on croise tantôt Franz Liszt, tantôt Jack London, la petite fille, qui ne va pas à l’école, vit dans une atmosphère tendue. Entre son père, Wald, compositeur, interprète et peintre raté et sa grand-mère, Zadel Turner Barnes, les relations aux enfants sont à la fois négligentes et violentes, parfois incestueuses. Pire, son père est bigame. Et même si la ferme familiale est assez spacieuse, il y a là sa mère, Elisabeth, ainsi que la deuxième femme de son père et les garçons qu’elles ont chacune eus avec Wald. Djuna, deuxième de cette famille hors norme où les disputes sont fréquentes, pousse comme une herbe folle, libre déjà, hors les cours sommaires qu’elle reçoit des Barnes mère et fils, d’où grammaire et mathématiques sont exclues… A 16 ans, la jeune femme est violée par une connaissance de son père, vraisemblablement avec l’assentiment de ce dernier. Peut-être est-ce cette ignominie qui lui fit dire plus tard : « Quel triste monde pour les filles, en vérité ! ». Ou bien était-ce son désastreux mariage, à 18 ans, avec… le frère de sa belle-mère ? Quoi qu’il en fût, elle quitta ce « mariage affreux » moins de deux mois plus tard. Puis sa mère, lassée d’une vie impossible avec son mari, divorce à son tour et quitte la ferme pour rejoindre New York, la grande ville voisine. On est alors en 1912, Djuna a 20 ans.

Fantasque, artiste et moderne, Djuna entre pour quelques mois aux Beaux-Arts avant de devoir renoncer par manque de moyens. Afin de subvenir aux besoins de ses 3 frères et de sa mère, elle commence une carrière de journaliste free-lance dans la Grosse Pomme pour le Brooklyn Daily Eagle. C’est alors que son style inimitable et ses croquis dans le style de Beardsley font immédiatement mouche et lui ouvrent les portes d’autres revues plus prestigieuses. Loufoque, elle déclare lors d’une interview qu’elle aimerait bien mourir, mettant abruptement fin à l’exercice et laissant le scénariste et acteur Donald Ogden Stewart estomaqué. Même le grand James Joyce ne l’intimide pas. Lorsqu’elle recueille ses confidences pour Vanity Fair, elle lui avoue avoir du mal à se concentrer sur ce qu’il dit mais le console : elle adore sa littérature ! Des titres comme « Interviewer Arthur Voegtlin, c’est un peu comme faire un cauchemar » achèvent de mettre sur orbite un ovni qui ne laisse pas de surprendre et déranger. Dès cette époque en effet, dans le Greenwich Village qui accueille tout ce que New York compte d’artistes d’avant-garde, Djuna Barnes surprend aussi par sa liberté de mœurs : elle est déjà ouvertement bisexuelle et ses amours sont dénuées de toute concession à la bienséance.
En 1915, elle publie son premier ouvrage intitulé le Livre des répulsives qui échappe on ne sait comment à la censure. Ou plutôt si, on le sait : les lesbiennes, comme la poésie, même décadente, sont à peu près invisibles. C’est pourquoi, malgré une scène explicite de sexe entre femmes dès le premier poème, le recueil passe entre les gouttes et est bien reçu par le public confidentiel qui a le privilège de le lire.
1920 marque un tournant dans la vie de Djuna Barnes. Sur les ruines laissées par la Grande Guerre, elle est envoyée, toujours en qualité de journaliste, à Paris. C’est une aventure et un défi ! Mais elle n’hésite pas et rejoint la Ville-Lumière avec joie. Elle se lie très rapidement au petit cercle anglophone lesbien de la Rive Gauche, où officient ses compatriotes, notamment Natalie Barney (avec qui elle aurait eu une love affair) et Gertrude Stein. Elle se prend également d’amitié pour… James Joyce, qui discute avec elle de ses œuvres sans sa retenue habituelle.
En fréquentant le milieu parisien d’avant-garde et le mouvement dada, elle fait la rencontre de Man Ray, de Marcel Duchamp et d’une sculptrice, Thelma Wood, dont elle s’éprend immédiatement. Ensemble, elles forment un couple terrible. Toutes deux noceuses et infidèles, elles se retrouvent dans les larmes et les extravagances mais aussi, et c’est ce qui amènera la rupture quelques années plus tard, dans l’excès de boisson.
En 1928, Djuna Barnes publie un livre baroque, foutraque et haut en couleurs, (que certains voudraient autobiographique) dans lequel elle a l’ambition de réinventer un monde dont les femmes ont été exclues depuis trop longtemps. Par ses 51 chapitres qui sont autant de contes, fables, nouvelles, portraits etc., Ryder, est absolument inclassable. Et porte aujourd’hui encore les astérisques qui signalent les coupures féroces de la censure « en guerre contre l’écrit », preuves de l’extrême liberté de ton que s’accorda l’auteure. Hélas, les manuscrits originaux ont été perdus à jamais, ce qui laisse le livre plein des stigmates de l’intolérance contre laquelle luttait Djuna Barnes et nous prive de son ironie salace et de ses obscénités bien senties. L’almanach des Dames paraît la même année. Ecrit comme une blague pour passer le temps, publié à compte d’auteur, il est distribué sous le manteau à Paris et New York par ses amis. Elle y décrit, avec le style grivois du siècle précédent et l’œil lesbien acéré d’aujourd’hui, le corps des femmes, non sans allusions sexuelles.

3 ans plus tard, épuisée par les frasques et l’alcool, Djuna et Thelma se séparent. Cela inspire à l’écrivaine son chef d’œuvre. Le bois de la nuit est publié en 1936 et on y reconnaît les figures du Paris des années 20 : « toutes singulières et talentueuses, toutes indépendantes et assoiffés de liberté, et toutes, ou presque, lesbiennes. » C’est T.S.Eliot qui se bat pour faire paraître cette œuvre moderne et baroque à la fois, indéchiffrable et prenante, expérimentale et déroutante. S’il coupe ou fait réécrire quelques passages jugés trop scabreux (notamment à propos de la religion et du sexe), il rédige néanmoins la préface qui présente cet ovni littéraire : « Dire que Le Bois de la nuit séduira d’abord les lecteurs de poésie ne signifie pas que ce n’est pas un roman, mais que c’est un si bon roman que seules les sensibilités exercées à la poésie pourront l’apprécier tout à fait. » Le livre, qui comprend également des dessins de l’auteure, est plébiscité par la critique et encensé par William S. Burrough, qui en fait : « le plus grand livre du XXe siècle ». Quant à Thelma Wood, qui se reconnaît sous les traits de Robin Vote, elle ne reparla plus jamais à son ancienne amante.

Alors que les prémices de la Seconde guerre mondiale secouent l’Europe, Djuna Barnes décide de rentrer aux Etats-Unis, et plus précisément à New York, dans un petit meublé fourni pour elle par Peggy Guggenheim, au Village. Elle va y passer les 42 ans qui lui restent alors à vivre. En proie à la dépression et longtemps alcoolique (avant d’arrêter définitivement dans les années 50), Djuna Barnes continue d’écrire, de peindre et de dessiner. En 1944, son amie Peggy met à disposition sa galerie, où Djuna expose ses toiles avec bonheur mais sans succès, puisqu’aucune vente n’est enregistrée. D’après les sources c’est au début des années 50 qu’elle devient abstinente et se remet sérieusement à écrire. C’est ainsi qu’elle publie, en 1948, sa grande œuvre théâtrale. Antiphon est une œuvre impénétrable, difficile d’accès car empreint d’une rhétorique et d’une syntaxe facétieuses, accueilli cependant favorablement pas la critique. T.S.Eliot dit cette fois que « jamais un tel génie ne fut mêlé à aussi peu de talent », semblant condamner l’œuvre alors que par ailleurs il la défendait ardemment. Bien que quasi recluse dès cette époque, Djuna Barnes se lie d’amitié avec Dag Hammerskjold, Secrétaire général de l’ONU, lequel, emballé par la pièce, se charge non seulement de la traduire en suédois mais aussi de la faire jouer en 1962, à Stockholm.
Pendant les 20 ans qui suivent, Djuna Barnes n’a de cesse d’écrire, toujours avec la manière particulière qui la caractérise, toujours affamée de toutes les sortes de formes littéraires : poésie, nouvelle, roman, théâtre etc. Ses œuvres ne sont pas ou peu rééditées de son vivant et sont alors introuvables. C’est pourquoi plusieurs de ses amis, appuyés par des éditeurs qui flairent l’impact que peut avoir cette auteure dans leur catalogue, décident de rééditer tantôt des recueils de nouvelles, tantôt ses œuvres complètes. Dans les années 60 et 70, beaucoup ne la connaissent pas ou plus et beaucoup continuent de vouloir forcer sa porte, qu’elle tient fermée pour tous les importuns, dont Anaïs Nin, qu’elle déteste. En 1982, elle publie son dernier ouvrage, Creatures in an Alphabet, un recueil de poèmes dont le format vise a priori un jeune public, mais dont le choix du vocabulaire, à la fois recherché et douteux, laisse plutôt penser à une dernière facétie, un ultime acte de liberté.

Djuna Barnes s’éteint chez elle 4 jours après son quatre-vingt-dixième anniversaire ; elle a ainsi couvert presqu’un siècle de sa verve originale. Nombreux sont ses ouvrages qui sont aujourd’hui réédités et étudiés en Amérique du Nord et en Europe. En France, ce sont successivement les écrivaines militantes lesbiennes Monique Wittig et Michèle Causse qui s’attelèrent à la traduction des œuvres de Djuna Barnes, marquant ainsi l’importance de cette dernière dans la littérature saphique. C’est une autre écrivaine française de talent qui en parle le mieux aujourd’hui. Lydie Salvayre, dans un livre récent intitulé Sept femmes, livre un portrait qu’on se plaît à imaginer juste de l’écrivaine, tant sa légende lui a survécu.  » … Djuna, c’est par son élégance qu’elle attirait les yeux, une élégance qui ne l’empêchait nullement de jurer, à l’occasion, comme un charretier, de repousser les avances masculines avec une vulgarité déconcertante et de viser les crachoirs à plus de trois mètres avec une diabolique précision. Djuna était intacte et fruste, disait Natalie Barney, autant que follement élégante, et ces deux mondes s’affrontaient en elle, se juxtaposaient, se défiaient et s’entrelaçaient constamment. Djuna était baroque. Son écriture idem, merveille des merveilles.

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