De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.

——–

Suite de notre série de portraits avec celui d’Audre Lorde publié initialement dans le numéro 27 de Jeanne Magazine.

Née le 18 février 1934 à New York dans une famille immigrée venue de Grenade, dans les Caraïbes, Audrey Lorde est la troisième et dernière fille de la fratrie et est déclarée aveugle tant sa vue est défaillante. Turbulente, elle ne s’exprime avant ses 4 ans que par des cris : elle découvre ensemble langage et lecture à la grâce d’une histoire lue pour elle par une maîtresse d’école où vont ses sœurs. Dès lors, elle est mieux considérée dans sa famille et, à l’aide de grosses lunettes, émerveillée par les histoires de « chez nous », cette île lointaine (où ses parents ont renoncé à retourner à cause de la grande Dépression) que sa mère lui conte, elle entre de plain pied dans la recherche de l’expression juste, celle qui peut exprimer l’immensité complexe de ses ressentis. Cela passe par une réappropriation de son prénom, qu’elle écrit Audre, afin de se débarrasser de « la queue du Y qui pend sous la ligne dans Audrey », et annonce l’importance qu’aura pour elle le pouvoir de dire et se dire, pour lutter contre l’invisibilité et survivre à l’impression qu’on ne veut pas que les Noirs vivent, dans l’Amérique des années 40. Cela passe ensuite par l’écriture poétique. Elle compose son premier poème vers 13 ans et découvre le droit « d’inventer ses propres histoires » sans être battue par une mère stricte et exigeante.

En une occasion marquante, lors de vacances à Washington, la famille d’Audre entre manger une glace dans un magasin où la vendeuse, blanche, refuse de servir des Noirs. Dignement, tous ressortent sans un mot. La jeune Audre ne comprend pas ce qu’il vient de se passer et ses parents n’utilisent jamais le mot « racisme » pour l’éclairer. Pourtant, elle a fait là une expérience qui la marque et l’indigne profondément. Parallèlement, dans les institutions catholiques où elle suit sa scolarité, elle subit un racisme caché, vicieux qu’elle perçoit sans comprendre : « Je n’avais pas de mots pour appréhender le racisme ». Il est le fait des sœurs comme des autres élèves, lesquelles s’invitent entre elles en la laissant systématiquement de côté. Ce n’est qu’au Hunter College High School, un lycée d’élite où elle est entrée grâce à un bon dossier scolaire, qu’elle rencontre d’autres filles, blanches et noires, qui comme elles sont rebelles et éprises de poésie. « Nous étions les Tatouées, les Enragées, fières de notre extravagance et de notre folie […] Nous écrivions d’obscurs poèmes et chérissions notre étrangeté, rançon de tous nos manques, apprenant au passage que la douleur et le rejet faisaient mal mais qu’ils n’étaient pas mortels et qu’à défaut d’être évités ils pouvaient être utiles. Que ne rien sentir était pire qu’avoir mal. »

Tandis qu’enfin Audre Lorde se fait une place parmi les autres en société, elle se retrouve en conflit ouvert avec sa famille, le clan, fermé « aux étrangers » et soumis à des règles très strictes d’éducation. « Blitzkrieg devint mon symbole préféré pour évoquer la maison. », dit-elle. Les dissensions deviennent criantes.
C’est à Hunter toujours qu’Audre rencontre sa « première véritable amie », « la première personne [qu’elle] eut conscience d’aimer ». Genevieve « Gennie » Johnson est noire comme elle, danseuse et rebelle. Ensemble, elles sèchent les cours pour décider de leurs déguisements et personnages du jour, jusqu’à l’extravagance. On est en 1948, année charnière des relations internationales, et la conscience politique de ces jeunes Noires s’éveille : « Ma ferveur révolutionnaire, qu’une serveuse blanche avait déclenchée en refusant de nous servir des glaces, un jour, dans la capitale du pays, devenait une position de plus en plus claire, un prisme par lequel observer le monde. » Audre résiste au mépris de ses parents pour une fille de divorcée pas « comme il faut » et arpente le New York des Années 40 avec Gennie. Mais celle-ci se suicide comme elle l’avait annoncé, à 16 ans, et laisse une douleur désespérément humaine en son amie.
Peu après, Audre s’affranchit de sa famille et va vivre seule à Brighton Beach. Elle souffre à cette période d’une solitude atroce et d’invisibilité (en tant que femme et Noire). Après une romance sans affect avec un garçon, elle tombe enceinte et réchappe d’un avortement clandestin à la veille de ses 18 ans. Pour continuer ses études de bibliothécaire, elle enchaîne de multiples « petits boulots » et devient tour à tour ouvrière, éducatrice, secrétaire médicale etc., à New York, où son appartement devient petit à petit le centre d’une communauté hippie avant terme, et Stamford, où une de ses collègues, une Noire du nom de Ginger Thurman, devient sa première amante. Elles militent ensemble pour les époux Rosenberg (qui seront exécutés par l’Etat américain) avant qu’Audre Lorde ne décide de partir étudier à l’Université Nationale Autonome de Mexico en 1954. Elle s’installe à Cuernavaca, un ilot bohème proche de Mexico où elle rencontre une journaliste blanche de 50 ans, Eudora Garett, dont elle tombe follement amoureuse malgré l’alcoolisme qui ronge son amante. Audre Lorde commence alors à s’affirmer clairement lesbienne et à son retour à NY l’année suivante, elle milite pour les droits des homosexuels dans le Village qu’est Greenwich, tout en continuant ses études de bibliothécaire.

Dans son auto « biomythographie », Zami une nouvelle façon d’écrire mon nom, elle décrit longuement la réalité des bars lesbiens des années 50 dans le Village, des endroits éphémères majoritairement blancs où les rares Noires se comptent sans s’aborder et où le racisme, pourtant prégnant, est systématiquement nié, ou du moins absolument pas abordé. « (…) bien sûr, les homos n’étaient pas racistes. Après tout, ne connaissaient-ils pas eux aussi la réalité de l’oppression ? […] J’étais homo et j’étais noire. Ce dernier élément était irrévocable – armure, manteau, mur. Souvent, quand j’avais le mauvais goût d’aborder ce sujet dans une conversation avec d’autres lesbiennes qui n’étaient pas noires, j’avais l’impression de rompre une sorte de lien sacré de l’homosexualité, lien dont j’ai toujours su qu’il ne me suffisait pas. »

Audre Lorde se sait différente depuis toujours, en bien plus de termes que « lesbienne » et « Noire ». Son identité sexuelle, sociale, imaginée ou réinventée, est plus complexe que ce que les catégories proposent. N’écrit-elle pas, dans le prologue de Zami : « J’ai toujours voulu être homme et femme à la fois, intégrer les aspects les plus forts et les plus riches de ma mère et de mon père à l’intérieur de moi, en moi ; partager mon corps en vallées et en montagnes, tout comme la terre se partage en collines et en cimes. » ? Ou encore : « Femme pour toujours. Mon corps est la représentation vivante d’une autre vie plus ancienne, plus longue, plus sage. Les montagnes et les vallées, les arbres, les rochers. Le sable, les fleurs, l’eau, les pierres. Sculpté dans la terre. » Cette différence, ce sentiment mêlé d’être de quelque part (une terre des Caraïbes), fille des Lorde mais aussi une Noire invisible car méprisée par un racisme qui ne se dit pas, fait surgir en elle l’impression d’être sans cesse en sursis, au bord de la vie, aux marges de la société. Elle continue de survivre pourtant et s’essaye à des amours indifféremment avec des Blanches ou des Noires, continue d’affirmer sa différence et de cerner l’invisibilité dont elle prétend ne pas souffrir pour ne pas heurter ses amies et continue ses études. Elle obtient une maîtrise en science des bibliothèques à l’université de Columbia en 1961 et contracte l’année suivante un mariage anti conventionnel avec un juriste gay, Edwin Rollin, dont elle a deux enfants. Edwin et elle vivent chacun de leur côté avant de divorcer en 1970.
En 1968, Diane di Prima, ancienne amie du Hunter collège et directrice des éditions Poet’s Press, décide de publier le premier recueil de poésies d’Audre Lorde, The First Cities. Il est accueilli favorablement par la critique, qui salue la fraicheur d’une nouvelle rhétorique dans les lettres afro-américaines, dans une période où prime réalisme et revendications politiques. Cette même année, Audre Lorde obtient une bourse pour être écrivaine en résidence à Tougaloo, une petite institution noire ancrée dans l’état raciste du Mississippi. C’est la première fois qu’elle visite le Vieux Sud, qu’elle quitte ses enfants, qu’elle enseigne… et ce changement influe favorablement sur sa personnalité et sur sa carrière. Enseigner lui est plus qu’agréable : c’est une véritable découverte, aussi importante que le travail d’écriture. « Les deux devinrent une manière d’explorer ce dont j’avais besoin pour ma survie », dira-t-elle. Dans Cable for Rage, son deuxième recueil de poésie paru en 1970, elle s’affirme ainsi comme étant au centre d’une vaste constellation de femmes, d’échanges avec le monde et s’inscrit dans la lignée de tous ses ancêtres noirs. Elle appelle les artistes afro-Américains au dialogue et ses sœurs lesbiennes à s’appuyer les unes sur les autres pour initier une libération véritable de toutes les oppressions. Au centre du recueil, un très long poème intitulé Martha la pose comme une lesbienne de plus en plus assumée. Il est vrai qu’elle a rencontré à Tougaloo un nouvel amour, Frances Clayton, qui va l’accompagner une grande partie de sa vie.

Trois ans plus tard, From A Land Where Other People Live paraît plus apaisé, plus universel, et est nominé aux National Poetry Award. Audre Lorde y décrit la complexité d’être une lesbienne noire en amérique (elle refusera toujours d’y mettre un A et écrit amérique ainsi), d’être noire, mère, amante et amie. Colère, terreur et solitude illuminent les pages de ce recueil.

New York Head Shop and Museum qui paraît l’année d’après, en 1974, est une invitation visuelle à un voyage dans le New York sale et dégradé des pauvres. Avec Coal, paru pour la première fois aux éditions W.W.Norton, qui est aussi la maison qui édite Adrienne Rich, Audre Lorde touche un public plus large et remporte un franc succès. Éminemment féministe, ce recueil reprend en partie des poèmes des ouvrages précédents et s’insurge contre toutes les difficultés faites aux femmes en amérique, parce qu’elles sont femmes. Elle affirme également la nécessité d’une sororité qu’elle appelle de toutes ses forces. Dans The Black Unicorn, (1978) elle rend hommage à ses racines noires dans lesquelles elle puise sa force, sa spiritualité et sa sagesse. Adrienne Rich écrit alors que « Lorde écrit en tant que Noire, mère, fille, lesbienne, féministe et visionnaire ». Audre se décrit elle-même comme une « poétesse, guerrière, mère, lesbienne, Noire » et multiplie son engagement contre les oppressions quelles qu’elles soient.

Ainsi en 1980, au cours d’une conversation téléphonique avec son amie écrivaine Barbara Smith, elle regrette l’absence d’une maison d’édition spécifique aux non-Blancs qui permettrait la diffusion de leur culture. C’est ainsi que naît Kitchen Table : Women of Color Press, la première maison d’édition entièrement autogérée par des Noires, qui publieront entre autres un des recueils d’Audre Lorde, I Am Your Sister : Black Women Organizing Across Sexualities (1986) et influeront grandement sur le monde des Lettres des artistes de couleur. De plus, l’organisation est aussi connue pour être activiste et soutenir toutes les minorités qui mènent un combat contre l’oppression.
Audre Lorde s’engage aussi auprès des Noires d’Afrique du Sud et est membre fondatrice de Support Sisters in South Africa, qui lutte contre les violences faites aux femmes noires du fait des dispositions racistes de l’apartheid.

En 1980, on lui détecte un cancer du sein. Elle raconte sa peur, sa rage, sa révolte contre la médecine traditionnelle mais aussi son espoir et son urgence de vivre dans un long récit intitulé Journal du cancer. L’introduction explique clairement son intention : « Je n’ai aucune envie que ma colère, ma douleur et ma peur du cancer ne se fossilisent en un nouveau silence, au point de me priver des forces qui peuvent jaillir de l’expérience, une fois celle-ci admise et analysée. A l’intention des femmes de tous âges, de toutes couleurs de peau et de toutes identités sexuelles qui estiment que chaque fois qu’on nous impose le silence, dans quelque domaine que ce soit, cela nous divise et nous affaiblit, pour toutes ces femmes, donc, et pour moi-même, j’ai essayé de formuler ici mes sentiments, mes idées, sur la vaste mascarade des prothèses, sur la douleur, sur l’amputation, la fonction du cancer dans une économie de profit, l’affrontement de la mortalité, enfin sur la force de l’amour des femmes et la puissance, la satisfaction qu’apporte une vie menée en toute conscience. » Après la mastectomie, en un geste militant et politique, elle refuse la prothèse, faite pour la bienséance et le regard des autres, et choisit de rester dans le camp des Amazones – dont la légende veut qu’elles se coupaient un sein pour être meilleures au tir à l’arc. C’est la première fois que sont évoqués les ressentis et analyses tels qu’elle les livre dans l’introduction et, malheureusement, le livre dérange et reste peu connu.
Après cette période douloureuse, Audre Lorde, dont la réputation grandit en Europe et notamment en Allemagne, est invitée à enseigner à Berlin mais aussi en Nouvelle- Zélande et en Angleterre. Elle donne également des conférences dont l’une, De l’usage de la colère : la réponse des femmes au racisme, donnée dans le Connecticut en 1981, est restée très célèbre. Moins de six ans après le cancer du sein, c’est un cancer du foie qui est détecté. Dès lors, Audre Lorde va se battre pour rester en vie et faire de cette expérience une source de changement intérieur radical et profond. Elle décide une fois de plus d’affronter sa peur mais aussi de se remettre en question et de changer les « je dois » en « je veux » afin de sortir de schémas qui l’immobilisent. Elle prend en compte la mort comme une donnée inévitable et incontournable, qu’il est inutile de vouloir masquer. C’est ainsi que Un souffle de lumière, autre récit à la première personne, relate les changements qui s’opèrent en elle tandis que l’urgence de vivre est plus forte que jamais.
Elle reçoit une Citation du Mérite de Walt Whitman par la ville de New York, qui en fait ainsi sa poétesse officielle pour les années 91-93. En lui remettant le prix, le Gouverneur Cuomo souligne « son sens aigu de l’injustice raciale, de la cruauté, du préjudice sexuel… Elle s’élève contre cela comme la voix indignée de l’humanité. »
Elle s’éteint le 17 novembre 1992 des suites du cancer. Peu avant sa mort, au cours d’une cérémonie de baptême africaine, elle avait pris le nom de Gamba Adisa, qui signifie « Guerrière : celle qui se fait comprendre ». Par Véro Boutron

Parce que c’est un combat de tous les jours de faire exister durablement un magazine 100% lesbien et que seul votre soutien financier est décisif pour la pérennité de votre magazine 100% indépendant, nous vous invitons dès aujourd’hui à vous abonner, à commander votre exemplaire papier des deux premiers hors-séries ou encore à vous faire plaisir dans la boutique de Jeanne !