De Natalie Clifford Barney à Susan Sontag, en passant par Renée Vivien, Claude Cahun, Violette Leduc ou encore Audre Lorde, Jeanne vous propose de vous plonger dans l’univers passionnant de lesbiennes inspirées et inspirantes.

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Nous débutons notre série de portraits avec Natalie Clifford Barney qui a tenu pendant plus de 60 ans son légendaire salon littéraire à Paris. Ce portrait a initialement été publié dans le numéro 25 de Jeanne Magazine.

Natalie Clifford Barney, l’Amazone

Née au XIXème siècle, Natalie Clifford Barney a marqué tout le XXe par ses frasques, son indépendance d’esprit et son salon littéraire, qu’elle a tenu pendant plus de 60 ans -tous les vendredis- rue Jacob, à Paris.

C’est en Ohio, aux USA, que Natalie vit le jour le 31 octobre 1876. Connue aujourd’hui comme étant le jour d’Halloween, le 31 octobre était à l’époque marqué par deux influences différentes : c’était la Sainte Soirée mais également le Sabbath des sorcières, le Bien et le Mal en une seule date symbolique, Janus, qui définit très tôt Natalie, laquelle revendique ce double moi sacré et profane, adorable et démoniaque, belle comme une fille et libre comme un garçon. Entre un père aimant mais brutal et une mère peintre bohème mais incapable de tendresse, elle grandit assez libre dans la bonne société américaine et excelle dans tout ce qu’elle fait : cavalière émérite, nageuse infatigable, elle sait le français très tôt grâce à sa gouvernante et à une vieille tante française. Elle apprend également le grec et l’allemand, le violon et l’alto et fait montre d’un esprit peu commun. Très blonde, athlétique et sûre d’elle, elle ne laisse alors -et ne laissera jamais- personne indifférent.

De 10 à 16 ans, Natalie et sa jeune sœur Laura reçoivent une éducation internationale entre la France (aux Ruches de Fontainebleau), et Washington, où la famille a déménagé après l’héritage de leur père, qui les rend très riches.

Eté 1893, Natalie a 16 ans et vit une passion avec Eva Palmer, la première d’une très longue série. La bonne société réalise assez vite la « bizarrerie » de Natalie Barney et son père lui-même s’inquiète de son attitude rebelle et non conformiste, voire séditieuse, encouragée par sa mère Alice. De plus, Natalie refuse de faire des études. « Pourquoi être forcée d’apprendre un tas de choses inutiles alors que savoir lire, écrire, ressentir et aimer me semblent suffisant ? » Deux ans plus tard, un nouveau venu, Robert (Bob) K. Cassett lui propose un mariage blanc après qu’elle lui a dit son goût pour les femmes. Pression paternelle ? Pratique de l’arrangement à l’époque où les filles ne peuvent sortir sans chaperon ? Elle accepte…des fiançailles.

Au printemps 1896, Natalie est une fois de plus à Paris et tombe sous le charme de Carmen Rossi, un des modèles d’Alice. Après les gentilles caresses d’Eva, elle apprend toutes les délices de l’amour lesbien entre les bras d’une femme accomplie. Mais la catastrophe du Grand Bazar de la Charité, décimé par l’incendie du cinématographe des frères Lumières qui tue 127 personnes et où Natalie devait tenir un stand, signe la fin de la récréation : son père exige qu’elle rentre à Washington où elle retrouve Eva, qui s’est sacrifiée pour ne pas la tromper. Natalie comprend que la fidélité n’est pas pour elle et le revendique déjà ouvertement.

Pour ses 20 ans, elle retourne à Paris, où sa mère prend des cours de peinture. Natalie papillonne et sort beaucoup, couverte par son arrangeant fiancé. « Je les savoure vite et il n’y a en général pas de lendemain. » En ce tournant de siècle, Paris foisonne de clubs, music halls, restaurants et autres lieux de fête où le maître mot est Plaisir. Celles qui ont pignon sur rue et animent cette Belle Epoque de leurs cartes postales et de leurs scandales (chroniqués dans le Gil Blas) sont alors les belles horizontales ou cocottes ou créatures : les courtisanes. Parmi elles, la plus célèbre, la Divine, dite encore Sultane du sexe se nomme en réalité Liane de Pougy. Entre la jeune lesbienne et la courtisane débute une passion scandaleuse et une relation qui durera toute leur vie. Après leur rupture, Liane publie Idylle Saphique, qui raconte par le menu sa liaison avec Natalie, et celle ci publie Lettres à une connue, assez maladroit mais enthousiaste et révolutionnaire en ce qu’il présente le saphisme comme naturel et surtout joyeux ! Dans le tourbillon, Bob jette l’éponge et se marie traditionnellement avec une autre en Amérique.

1900, Natalie rencontre une des ses grandes amours ; Pauline Tarn alias Renée Vivien est tout son contraire mais partage avec Natalie l’amour de la poésie, et elles s’encouragent toutes deux à écrire, sous l’égide de leur professeur commun, Charles Brun. Barney publie alors Quelques portraits-sonnets de femmes, 35 poèmes assez formels et peu travaillés qui se distinguent cependant, là encore, par la joie et la célébration ouverte de ses amours saphiques, ce qui va tout simplement à l’encontre de tout ce qui s’écrit alors sur le sujet, où les lesbiennes sont des malades qui finissent au mieux seules et au pire mortes. Natalie, solaire, charnelle et infidèle par nature se sent vite à l’étroit auprès de Pauline, dépressive, morbide et « plus sensible à mes vers et mes mots qu’à mes baisers et caresses. » Très vite, Natalie ouvre le couple à un trio inédit avec Eva, où Pauline ne trouve pas sa place.

Sous l’égide de Pierre Louÿs, qu’elle a rencontré peu avant, Natalie écrit Cinq petits poèmes grecs, inégaux et peu aboutis comme souvent, mais dans lesquels elle défend le paganisme et ses amours plurielles dénuées de jalousies. Entre temps, la publicité autour de parvient jusqu’à Washington où son père la somme de rentrer.

Elle y rencontre Sir Alfred Douglas avec qui elle a l’occasion d’échanger sur le rejet des invertis et les amours difficiles, touchée qu’elle est par la rupture d’avec Pauline Tarn.

De retour en France en 1902, elle tente de reconquérir Pauline, tout en vivant près des Mardrus, un couple célèbre des Lettres et des nuits parisiennes. Alors que Pauline avait accepté de la revoir enfin, elle est appelée à Monte Carlo, où son père se meurt. A son arrivée, il est décédé et fait d’elle une très riche héritière.

En 1902, à 26 ans, connue pour ses frasques et son indépendance, elle donne, chez elle à Neuilly, des pièces de théâtre écrites par elle-même ou Louÿs et jouées par Colette ou Marguerite Moreno. Elle continue de jouer un rôle dans les Lettres françaises tout en restant fidèle à sa nature volage et charnelle : Lucie Delarue-Mardrus cède enfin à son penchant, Pauline Tarn revient pour quelques mois puis repart, laissant Natalie blessée, et Eva Palmer quant à elle se marie à un jeune prince Grec et rejoint la Grèce pour y développer les arts et les traditions.

En 1909, Natalie Barney s’installe rive gauche, rue Jacob, où elle va rester…63 ans. Là, dans cette maison qui abrite un jardin et un « temple de l’Amitié », elle va tenir un salon littéraire tous les vendredis, donc. C’est un pari difficile puisqu’il faut allier intellect, légèreté, humour et audace tout en se montrant bonne hôtesse et sans ego. Pari réussi pour Natalie, qui possède tout cela, puisque tout le Paris international, inverti ou non mais obligatoirement de qualité, pouvait se croiser, s’entraider et se promouvoir chez elle.

En novembre de la même année, Natalie se décide à rendre visite à Pauline Tarn, qu’elle sait malade. Un bouquet de violettes à la main, elle sonne. Mais son ancienne amante vient de « passer », épuisée par les drogues, l’alcool et ce qu’on ne nomme pas encore l’anorexie. Sonnée, Natalie remet les fleurs au majordome et va s’écrouler sur un banc. La légende voudra longtemps qu’elle l’ait tuée…

1910 apporte deux rencontres majeures. D’abord Rémi de Gourmont. Elle a 34 ans et lui 52. Il est un écrivain et critique célèbre et l’un des fondateurs du Mercure de France, a un lupus tuberculeux et un bégaiement qui lui font fuir les mondanités. Elle est une jeune poétesse libre et lesbienne qui reçoit énormément. Il tombe fou amoureux d’elle et la surnomme, pour l’éternité (puisque c’est gravé sur la tombe de NCB), l’Amazone. Et publie durant plus d’un an dans le Mercure des lettres qu’il lui adresse pour faire suite à leurs entretiens chez lui. Cela la pose dans le monde des Lettres, jusqu’aux USA.

L’autre rencontre marquante est la Duchesse rouge Elisabeth –Lily- de Gramont-Tonnerre, qui succombe bientôt aux charmes de N. Barney malgré l’interdiction de son mari. Parallèlement, Natalie publie trois volumes cette année là : Je me souviens, un long poème en prose offert à Renée Vivien lors de leurs retrouvailles, Actes et Entr’actes, poèmes en vers et prose et enfin Eparpillements, des aphorismes brillants, subversifs et anti conventionnels, où elle défend ardemment une place plus libre pour les femmes.

C’est un succès car l’écriture est accessible. Un bémol cependant : on y trouve des aphorismes empreints d’antisémitisme, alors que Natalie est de son sang juif et qu’elle reçoit et connaît beaucoup de Juifs. Il semblerait que ses facilités d’écriture et sa propension à faire des bons mots au détriment du sens profond, ajoutés à une certaine fainéantise quand il s’agit de retravailler ses textes en soient la cause.

Durant la Première Guerre Mondiale, Natalie est une des rares à ne pas s’engager pour une cause. De fait, elle est contre la guerre, qu’elle trouve inutile et tellement masculine, et son salon reste un des rares endroits où les avis irréguliers, i.e. antipatriotiques, peuvent librement s’exprimer, un havre, aussi, où l’on vient se réchauffer et manger un peu. C’est durant cette période que Natalie rencontre celle qui va l’accompagner jusqu’à la fin de sa vie ou presque : Romaine Brooks. Encore une fois, elle sont opposées l’une à l’autre mais Romaine possède deux qualités indéniables : d’abord elle est très souvent en déplacement, ce qui la rend inaccessible donc désirable, et ensuite elle s’accommode, en partant justement, des infidélités multiples de sa « Nat-Nat ».

1920 annonce une nouvelle ère ; l’Europe pleure ses millions de morts et veut prendre sa revanche sur la vie tandis qu’en Amérique, les femmes votent pour la première fois et veulent changer l’histoire. Natalie Barney a 44 ans ; elle sait qu’elle ne sera jamais une bonne autrice par manque de travail mais reste une animatrice hors pair de son salon, où elle accueille Paul Valéry, qui sera élu à l’Académie Française seulement 5 ans plus tard.

Dure avec ses amantes mais toujours fidèle à ses amies, Natalie vole au secours de Liane de Pougy, dont le prince est parti avec…son amante, et lui offre de rencontrer son nouvel amour, Mimi Franchetti, afin de la consoler. Las, ces deux-là s’éprennent l’une de l’autre et laissent Natalie à l’écart. Cela donnera naissance à un récit, Amants Féminins ou le Troisième, publié post mortem, où elle décrit toute l’histoire et le surgissement inattendu d’un sentiment qu’elle exècre : la jalousie. Seule et pleurant la perte de Liane, elle se console bientôt dans les bras de Dolly Wilde, la nièce d’Oscar Wilde, jeune femme qu’elle trouve brillante et radieuse mais qu’elle découvre hélas vite sans le sou et droguée. Elle la prend sous son aile, chez elle même, pour quelques mois de passion. Un privilège mal vu par Romaine Brooks.

Peu avant la crise de 29, qui verra fuir de nombreux Américains, paraissent deux livres qui ajoutent à la réputation déjà sulfureuse de Natalie : Radcyffe Hall publie Le puits de solitude, un livre lesbien scandaleux et interdit où on la reconnaît aisément sous les traits de Valérie Seymour et Djuna Barnes écrit Ladies Almanack, où NCB apparaît en Angéline Musset dans un livre parodique à tiroir humoristique.

Deux ans plus tard, Alice meurt soudainement en Californie où elle s’était installée après un remariage calamiteux. Natalie est effondrée mais reste debout. Avec Romaine, elles achètent une double maison près de St Tropez où elles croisent le couple Stein-Toklas à l’occasion. Un jour, Natalie croise Liane de Pougy qui sort d’une boutique. Celle-ci s’enfuit à toutes jambes sans se retourner. Elles ne se reverront plus. A la mort de son mari en 1945, l’ancienne « grande horizontale » prend le voile dominicain.

Jusqu’à la guerre, la vie amoureuse de Natalie reste tumultueuse. Eprise de Dolly, de 23 ans sa cadette, elle doit prendre de la distance après que Romaine lui a posé un ultimatum. Bien qu’elle renouvelle à son Ange son amour éternel, elle consent à éloigner sa jeune protégée…qui reviendra plus tard, avec la bénédiction de Romaine elle-même. Entre temps, Natalie s’affiche avec Nadine Hoang, une belle Sino-Belge, colonel dans l’armée chinoise dont elle est l’amante jusqu’à la veille de la guerre.

39-46 marque une période de repli « neutre » puisque Natalie et Romaine demeurent alors en Italie où, sous l’influence d’un écrivain et critique américain influent du nom d’Ezra Pound, Natalie émet encore une fois des propos antisémites. A la fin de la guerre, elle pleure ses morts : Dolly, Radclyffe Hall, Lord Alfred Douglas et Lucie Delarue Mardrus ne sont plus. Dès son retour à Paris, Natalie rouvre son salon rue Jacob, dans son appartement jalousement gardé par son intendante, Berthe, qui a opposé aux Nazis venus le saisir pour cause de judéité de miss Barney un mensonge éhonté. Elle y reçoit Truman Capote et Renée Lang, la biographe d’André Gide et de Rilke. Natalie, qui veut écrire ses mémoires, s’entiche de Renée et l’embauche aussitôt. Mais elle veut tout contrôler, tout dire et gouverner. Renée Lang abandonne le projet mais reste une habituée de la rue Jacob. Marguerite Yourcenar, rencontrée chez Marie Laurencin, fait aussi son entrée aux vendredis tandis qu’Alice B. Toklas, depuis la mort de Gertrude Stein, y vient régulièrement aussi. Elle demande à Natalie de préfacer un des 8 tomes non publiés de Gertrude, ce qu’elle fait avec tendresse et esprit. Ce texte sera repris ensuite par NCB dans Traits et Portraits en 63.

Le temps passe et Natalie, 74 ans en 1950, enterre beaucoup de ses amis avec chagrin : Liane meurt au couvent en 1950, Gide en 51, Eva Palmer « la mère de mes désirs, l’initiatrice de mes premières joies » en 52, Colette en 54 (« une délivrance ») et M. Laurencin en 57 (« un choc »). Mais le plus gros chagrin est sans conteste apporté par la mort de Lily de Clermont-Tonnerre, qui meurt après un thé chez Natalie une nuit de 54.

Parallèlement, Natalie doit faire avec la dépression et la paranoïa de plus en plus prononcée de Romaine, restée à Nice pour peindre malgré une cécité, parfois feinte, qui l’en empêche. Toujours énergique cependant, elle réhabilite en 1948 le prix Renée Vivien, qui récompense les jeunes poétesses et publie divers hommages à ses anciennes maîtresses.

A l’hiver 55, à près de 80 ans, l’Amazone rencontre son dernier amour : Jeanne Lahovary, épouse d’un ambassadeur à la retraite et qui, après la mort de son mari, vient s’occuper et aimer Natalie Barney rue Jacob. Elle renouvelle toutefois ses vœux d’amour à Romaine et lui écrit : « Rien ni personne ne m’est –ni ne me sera- jamais plus chère. »

Dans Souvenirs indiscrets, Natalie Barney dépeint toutes ses premières amours, dont plus aucune n’est encore en vie pour la contredire. Elle se décrit comme égocentrique, combative et infidèle, incapable de changer même par amour. Elle rend un hommage appuyé à Renée Vivien et reçoit un succès critique.

Un dernier coup s’abat sur Natalie Barney : elle doit quitter la rue Jacob ! Locataire depuis toujours, elle reçoit un avis d’expulsion du nouveau propriétaire… Michel Debré. Le Président Pompidou s’en mêle, France-Soir lance une pétition et elle obtient un sursis. « Mon salon est un monument de la littérature contemporaine. Personne n’a le droit d’y toucher. J’ai juré de défendre jusqu’à mon dernier souffle cette maison où l’esprit a régné. » Cependant les travaux sont tels qu’elle déménage au Meurice tandis que Berthe garde la maison, comme si elle allait revenir. Déprimée et distraite par Romaine, qui refuse de la voir, elle écrit de nombreuses lettres d’amour, sans aucune réponse. La dernière dit ceci : « De Nat-Nat, de son faible cœur rempli d’amour pour son Ange » Presque 60 ans après leur rencontre, voilà que c’est terminé. Elle en a le cœur brisé.

Natalie Barney meurt d’un arrêt cardiaque à 95 ans le 2 février 1972. Elle est enterrée non loin de Renée Vivien dans un caveau qu’elle partagera avec sa sœur Laura, deux jours plus tard. Le 4 février tomba un vendredi, le dernier de l’Amazone.

Par Véro Boutron

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