[Mise à jour le 10/12/2019 : Portrait de la jeune fille en feu nommé aux Golden Globes 2020]

Parmi les nommés à la 77è cérémonie des Golden Globes Awards qui aura lieu à Los Angeles le 5 janvier prochain, Portrait de la jeune fille en feu, le film de Céline Sciamma sera en compétition dans la catégorie « Meilleur film en langue étrangère ». L’occasion de (re)découvrir un extrait l’interview accordée par la réalisatrice française à Jeanne Magazine, publiée en septembre dernier.

——–

Il y a quelques mois, elle repartait avec le Prix du Scénario et la Queer Palm au Festival de Cannes. Céline Sciamma n’a pas fait les choses à moitié pour son retour derrière la caméra, 5 ans après Bande de filles. Avec Portrait de la jeune fille en feu, elle livre un film aussi sublime que bouleversant porté par Adèle Haenel et Noémie Merlant, un duo d’actrices au sommet. Pour évoquer son long-métrage attendu, nous avons rencontré la cinéaste qui nous a parlé de l’importance de la représentation, de la page 28 et de Fleabag.

Vous avez choisi de faire un film d’époque dont le fil rouge est la peinture. Lorsque vous avez fait vos recherches sur ces femmes peintres du 18e siècle, qu’est-ce qui vous a le plus marquée ? Ce qui m’a le plus marquée c’est de constater à quel point elles étaient nombreuses et à quel point leur corpus manquait à l’histoire de l’art qui l’avait invisibilisé et manquait à ma vie. J’ai fait des recherches sur cette période-là mais aussi sur ce qui précédait. Au 16e siècle, il y a la peintre Judith Leyster par exemple. Elle fait un autoportrait où elle sourit et on voit ses dents. C’est une représentation différente et c’est ce point de vue féminin qui a manqué à nos histoires, et à l’histoire avec un grand H, mais surtout à nos histoires personnelles. Il n’y a pas de transmission de nos intimités, de nos corps, de nos cœurs, de nos désirs. Et c’est un gros problème. Ça m’a rendue très mélancolique.

Vous avez inventé le personnage de Marianne. Vous n’avez jamais voulu raconter la vie d’une peintre qui avait existé ? Non, je ne voulais pas être dans la dynamique du biopic. Je voulais raconter un épisode de création et non pas tout un destin. Et la dynamique du biopic, c’est-à-dire de la femme exceptionnelle qui a renversé toutes les barrières, c’est un programme politique qui est un problème. C’est toujours ce qu’on nous demande, de faire des portraits de femmes fortes. Cette dynamique méritoire n’est même pas respectueuse du trajet des femmes de ces époques-là. Je voulais en inventer une pour pouvoir les raconter toutes. Il n’y a pas d’anachronisme, on est dans la véritable sociologie de ce personnage donc pour moi elle existe. C’est vrai que ça aurait été plus facile de récupérer le corpus méconnu d’une de ces femmes effacées mais on ne se parlerait pas de la même chose.

Vous avez filmé en 8K et chaque plan a vraiment des allures de tableaux. Comment est-ce que vous avez travaillé avec Claire Mathon, votre directrice de la photographie, pour obtenir ce résultat ? Avec Claire, on s’est beaucoup amusé à l’avance du fait qu’on allait nous dire que la peinture était notre référence. Or, on a jamais regardé de peinture pour parler de la lumière. Le seul peintre qu’on a évoqué c’est Corot, un paysagiste qui a fait quelques portraits de femmes dans la nature. Pour la lumière, on a surtout parlé de beauté. La grande discussion qu’on avait c’était comment on les filme elles, pas le cadre tout autour. C’est pour ça qu’on a choisi de tourner en numérique et pas en 35mm pour être plus précises sur la carnation et la rougeur. On travaille sur l’amour donc on voulait montrer qu’est-ce que c’est rougir, comment on sent le sang sous la peau, comment on les rend les plus vivantes possibles… La dynamique du numérique ramenait du contemporain dans ces visages et dans ces peaux.

On sait que vous avez pensé et écrit le film pour Adèle Haenel. Comment avez-vous fait le choix de Noémie Merlant, qui est une véritable révélation ? Je cherchais quelqu’un que je ne connaissais pas et qui n’était pas non plus identifiée par le grand public pour des raisons de croyance à ce couple, à ce duo de cinéma. Je cherchais un contraste physique entre les deux. J’avais envie d’une brune aussi, pour le dire très clairement. Et en même temps, je cherchais à ce qu’il y ait de l’égalité entre elles. C’était le grand projet du film, d’écrire une histoire d’amour avec de l’égalité, sans domination de genre – ça c’était inclus dans le fait que ce soit deux femmes – et sans domination intellectuelle ni de classe. Quand elles se sont mises toutes les deux dans le même cadre, j’ai eu cette sensation qu’il n’y avait aucune domination entre elles. C’était vraiment saillant. Elles ont exactement le même âge, font la même taille. C’est un détail qui peut sembler anecdotique mais qui est très important dans le cinéma. On le sait bien puisqu’on passe son temps à faire monter des gens sur des cubes, notamment des hommes quand ils sont plus petits que les femmes. Et l’ultime chose qui est très singulier chez Noémie Merlant, c’est son regard et pour un film sur le regard, c’est parfait (rires).

Je pense que vous savez maintenant que la page 28 est devenue une sorte de signe de ralliement de la communauté lesbienne. C’est assez significatif de l’importance de la représentation au cinéma puisqu’on a tendance à s’approprier beaucoup plus vite les histoires qui nous ressemblent parce qu’on en voit finalement très peu. Est-ce que cette représentation vous a manquée dans votre vie ? Totalement. Je fais des films pour ça. Je cherchais tous ces types d’images dans la dynamique queer en général, dans toutes ses ramifications. C’est vrai que la dynamique qui m’intéresse le plus est la dynamique lesbienne mais ce sont des images encore plus difficiles à trouver. Et on peut aussi, dans la dynamique lesbienne, se nourrir de dynamiques gay par exemple. Il y a une beauté dans cette recherche d’images, cette enquête qu’on mène. Elle développe des imaginaires inventifs et subversifs. On va chercher à subvertir des images mainstream qui parfois contiennent des secrets. On a un rapport de complicité avec des œuvres et ça donne des spectatrices qui sont très actives. Il faut leur rendre hommage parce que c’est vraiment une qualité d’être dans l’action. Après, il peut y avoir une mélancolie de ça parce qu’on doit aussi se contenter d’images qui nous maltraitent souvent, même si elles ont l’air de parler de nous. Je pense à la grande dynamique du sacrifice de lesbienne dans l’histoire du cinéma par exemple. Il y a une violence parfois à se reconnaître. La chasse au trésor que cela peut constituer est vraiment l’histoire de nos jeunesses cinéphiles, de lectrices et de spectatrices.

Il y en a d’ailleurs qui se sont fait tatouer « page 28 ». Oui ! J’en suis à trois jeunes femmes qui ont ce tatouage (rires). J’ai longtemps cherché cette idée. Je voulais qu’il y ait un secret dans le tableau. Ça participe aussi d’une idée plus générale qui est que le film – et j’essaye de penser tous mes films comme ça mais celui-là plus particulièrement – est une langue qui se construit, qui impose un autre rythme, et que le plaisir du spectateur est de se mettre à parler cette langue. La page 28 est le climax de ça. Le plaisir intellectuel qu’il y a à participer, à comprendre, à mettre sa propre intelligence au service de la langue d’un film, ce sont les plus grandes expériences de spectateurs qu’on peut avoir et il faut avoir l’ambition de les offrir.

Cela rejoint ce que vous faites de la figure de la muse. Dans le film, Héloïse n’est plus un modèle passif. Elle devient totalement active, comme les spectatrices que vous évoquez. Quelle genre de spectatrice êtes-vous ? Qu’est-ce que vous avez envie de voir au cinéma ? Je cherche de la surprise, de la nouveauté. Je n’ai pas d’esprit de sérieux dans ce que je recherche au cinéma. Il y a toujours une légèreté à être surpris. Que ce soit dans un film d’horreur où on sursaute, une comédie où on rit, un drame où on pleure. Je crois que c’est vraiment le plaisir d’une langue. À chaque fois qu’on trouve des choses qui nous émeuvent, elles étaient finalement imprévisibles. C’est toujours difficile de dire ce qu’on cherche et en plus, ça change avec le temps. Vous avez souvent l’impression d’être surprise justement ? Non, pas assez. C’est toujours globalement les mêmes personnes qui prennent la parole. Après, en France, on est dans un pays où il y a beaucoup de films variés donc on a la chance d’être convoquées dans des endroits très différents et potentiellement d’aimer des films plusieurs fois par an. Ce qui m’a marquée dernièrement, c’est Fleabag. C’est un chef-d’oeuvre. Il y a de l’invention, de la nouveauté. C’est une véritable œuvre avec une prise de risque et une prise de temps.

Dans le film, Héloïse dit : « Être libre, c’est donc être seule ». Est-ce que vous avez l’impression d’être une cinéaste libre ? Oui, dans le sens où je fais en sorte de l’être, notamment en pensant à l’échelle des films. Mon deuxième film, Tomboy, a coûté moins cher que mon premier film. À chaque fois, c’est une décision de piraterie de quelque chose. Là, c’est un film en costumes qui ne coûte pas cher, par rapport à ce que ça charrie comme moyens. Il faut créer les conditions de sa liberté. C’est difficile de définir la liberté dans le cinéma qui est une industrie et qui est un art très lourd à pratiquer. Ce n’est pas un art de chambre. On est des DRH, on a 40 personnes avec nous, ça coûte très cher. La liberté vient beaucoup du dispositif qu’on crée, de la radicalité de certains choix comme le fait de tourner essentiellement dans un décor, le fait d’avoir fait un film avec peu de séquences, etc. Je me sens de plus en plus libre dans la mesure où j’ai plus de pouvoir aussi. Jusqu’ici, mes films ont rencontré le public, l’international et aussi la critique, dans un équilibre qui m’est cher. Ça donne de l’assise pour prendre des décisions.

Vos trois précédents longs-métrages traitent de l’adolescence. Avec Portrait de la jeune fille en feu, vous passez à l’âge adulte. En quoi avez-vous grandi depuis le début de votre carrière ? Je pense que Naissance des pieuvres a des liens avec Portrait de la jeune fille en feu donc je ne me dis pas que je suis en mutation mais aujourd’hui, je suis sans doute plus précise et je subis moins des effets de radicalité, je les choisis. Il y a aussi plus de joie donc c’est forcément un peu plus généreux. C’est aussi ça que j’avais envie de faire en parlant de l’âge adulte. Dans les films sur l’adolescence, il y a quelque chose de l’ordre de la découverte du désir comme découverte de soi. Là, c’était raconter la découverte du désir pour l’autre, parler d’un amour vécu et pouvoir donner toute la puissance que cela représente.

Est-ce que vous savez ce que vous avez envie de raconter ensuite ? Pas du tout (rires). Je n’ai jamais un coup d’avance. Là, sur ce film particulièrement, il y a plein de choses à comprendre, à prendre. Il a été au Festival de Cannes, il est regardé à une grande échelle… En plus j’ai tellement l’impression d’avoir dit beaucoup de choses. C’est le film auquel j’ai rêvé le plus longtemps. Je l’ai abandonné, repris. Certes, je me suis occupée ailleurs donc je n’ai pas eu tout le temps d’y penser mais c’est un film à maturation très lente. J’ai fait beaucoup de buffering.

Portrait de la jeune fille en feu, un film de Céline Sciamma actuellement au cinéma

A l’occasion de sa sortie aujourd’hui en salles, nous vous invitons à (re)découvrir, ci-dessous, l’article sur Portrait de la jeune fille en feu que nous avions publié dans le numéro de mai 2019 de Jeanne Magazine

Mettant en vedette Adèle Haenel et Noémie Merlant, le film se déroule au XVIIIe siècle. Marianne est peintre et elle est chargée de faire le portrait d’Héloïse pour son futur mariage. Pour ne pas la brusquer, Marianne se fait passer pour sa dame de compagnie et l’observe longuement pendant leurs balades, retenant les traits de son visage pour les coucher ensuite sur papier. Le résultat est un film sublime et bouleversant qui permet à Céline Sciamma de donner à son cinéma tout l’ampleur qu’il mérite.

Un véritable film d’amour

Pour la première fois de sa carrière, Céline Sciamma s’éloigne de l’époque contemporaine pour proposer un film d’époque en costumes. Même si l’histoire a lieu en 1770, le film s’ancre toujours dans une certaine actualité. En inventant de toutes pièces le personnage de cette jeune peintre, la réalisatrice convoque toutes ces femmes artistes invisibillisées par l’Histoire dont les œuvres ont été mises aux oubliettes en faveur de celles des hommes.

Mais ce qui importe dans le Portrait de la jeune en fille en feu, c’est véritablement cette histoire d’amour impossible entre deux femmes qui sera aussi intense qu’elle ne sera fugace. Comme elle l’explique elle-même, le désir de Céline Sciamma était de raconter « une histoire d’amour qui ne repose pas sur des hiérarchies et des rapports de force et de séduction qui préexistent à la rencontre. La sensation d’un dialogue qui s’invente et qui nous surprend. »

Des jeux de regards aux doigts qui effleurent la peau, la cinéaste se montre plus explicite que lors de ses précédents longs-métrages et filme cette passion avec beaucoup de pudeur tout en n’oubliant pas de nous offrir des moments d’une grande sensualité. Céline Sciamma filme des femmes avec son regard de femme sans jamais les objectifier et nous rappelle par là l’importance du female gaze. La réalisatrice aime ses héroïnes, les comprend et les magnifie avec beaucoup de sensibilité.

Sublime et bouleversant

Céline Sciamma s’éloigne donc définitivement de la période de l’adolescence qu’elle avait magnifiquement filmée dans Naissance des pieuvres, Tomboy et Bande de filles. Le Portrait de la jeune fille en feu marque un tournant certain dans sa carrière puisque, n’ayons pas peur des mots, la cinéaste atteint le sublime avec une mise en scène des plus inspirées et une écriture qui touche en plein cœur.

Grâce à sa collaboration avec la directrice de la photographie Claire Mathon (Polisse, L’Inconnu du lac…), Céline Sciamma propose des plans visuellement incroyables qui se figent telles des œuvres d’art, prêtes à traverser le temps. L’immense plage de sable devient le lieu romantique par excellence, là où la passion se cristallisera lors d’une magnifique scène de feu de camp dans la nuit noire. Le rythme donné par la caméra s’apparente à une chorégraphie du désir où la musique est quasiment absente car inaccessible aux personnages.

Ce que l’on retiendra également du film est la justesse des dialogues sur un amour sans avenir mais voué à résonner longtemps dans le cœur de Marianne et Héloïse. « Ne regrettez pas. Souvenez-vous. » Nous, on se souviendra sans aucun doute de cet échange bouleversant entre les deux amantes, allongées sur le lit, la veille des adieux. On ne peut pas vraiment vous en dire plus mais on parie déjà que le numéro 28 deviendra le nouveau numéro fétiche de toutes les lesbiennes de France et d’ailleurs.

Impériales Adèle Haenel et Noémie Merlant

« J’avais à cœur de créer un duo, un couple de cinéma qui aurait sa part iconique donc sa part inédite », a déclaré Céline Sciamma. Et son désir a été exaucé en choisissant les formidables Adèle Haenel et Noémie Merlant. La réalisatrice a d’ailleurs écrit le personnage d’Héloïse en pensant à celle qu’elle a révélé dans Naissance des pieuvres. Ici, elle lui offre une partition qui diffère de ses autres rôles. Moins brutale dans son jeu et plus éblouissante que jamais, l’actrice a été jusqu’à travailler sa voix pour donner à son personnage une légèreté désarmante mais aussi une grande profondeur.

Toute aussi bluffante, Noémie Merlant trouve enfin un premier rôle qui lui va à merveille. Découverte dans Le ciel attendra, l’actrice porte le film avec intensité et livre une performance incroyable de justesse qui nous a profondément marquée et émue. N’oublions pas non plus la discrète Luàna Bajrami qui se voit offrir un rôle écrit à la perfection et Valéria Golino qui vient compléter cette distribution entièrement féminine.

Avec Portrait de la jeune fille en feu, Céline Sciamma livre un magnifique portrait de femmes porté par un duo d’exception. Il faudra tout de même attendre un peu avant de découvrir le film en salles puisqu’il sortira le 18 septembre prochain. Promis, votre patience sera totalement récompensée.

Par Fanny Hubert

Parce que c’est un combat de tous les jours de faire exister durablement un magazine 100% lesbien et que seul votre soutien financier est décisif pour la pérennité de votre magazine 100% indépendant, nous vous invitons dès aujourd’hui à vous abonner, à acheter le magazine à l’unité, à commander votre exemplaire papier du premier hors-série ou encore à vous faire plaisir dans la boutique de Jeanne !