C’est une nouvelle très triste pour la visibilité lesbienne et notre histoire commune : référence incontournable pour les lesbiennes du monde entier, le site américain AfterEllen, créé en 2002, s’arrêtera vendredi. Dans une lettre tribune publiée sur Tumblr, Trish Bendix, la rédactrice du site explique que le groupe Evolve Media, qui avait racheté AfterEllen en 2014, lui avait donné 2 ans pour que le site soit rentable, mais, les nouveaux propriétaires, principalement des « hommes blancs, hétérosexuels »,  ont considéré que les objectifs de rentabilité n’étaient pas été atteints, ce qui signe la fermeture du site.

En mars 2015, Jeanne Magazine avait interviewé Trish Bendix, la rédactrice en chef du site.

Pouvez-vous nous parler de vos débuts à AfterEllen ? J’ai commencé à écrire pour AfterEllen en 2007, principalement  des  interviews musicales et des critiques sur les nouvelles sorties. J’ai ensuite été embauchée à plein temps en 2008 et je suis restée au sein de l’équipe toutes ces années, en gravissant un à un les échelons, et j’ai finalement été nommée  rédactrice en chef. C’est un travail de rêve pour moi, car je suis passionnée par tout ce qui concerne la visibilité lesbienne, bie et queer dans les domaines de la culture, du divertissement et des médias.

Depuis combien de temps AfterEllen existe-t-il et dans quel but le site a-t-il été créé ? AfterEllen a été créé par Sarah Warn en 2002 alors qu’elle se faisait le constat qu’il n’existait aucun site sur lequel trouver du divertissement lesbien / bi avec une perspective féministe. La plupart de ce qui existait alors sur le net concernait principalement les gays. Le site a pris beaucoup d’importance depuis lors, parce que la société s’est également ouverte à ce sujet. Lorsque le site en était à ses débuts, Sarah postait un article par jour. Aujourd’hui, nous en postons plus de dix. Donc dix fois plus d’informations à couvrir qu’en 2002 !

Quels sont les sujets qui passionnent le plus vos lectrices ? Nos lectrices apprécient tout particulièrement de savoir comment sont dépeints les personnages lesbiens et bis dans les médias et dans les divertissements. C’est-à-dire qu’elles aiment que l’on parle des séries télé, des films dans lesquels on retrouve un ou plusieurs personnages lesbiens. Parallèlement à cela, elles souhaitent être tenues informées sur l’actualité nationale et internationale de nos célébrités lesbiennes, les actrices, les musiciennes, les auteures… Et ce qui est le plus populaire sur AfterEllen sont les récapitulatifs d’épisodes, les critiques et les interviews sur les séries phares comme Grey’s Anatomy et  The Fosters.

Justement, en parlant de séries, que pensez-vous de la visibilité lesbienne à la télé ? Bien qu’il faille absolument que nous ayons à nouveau une série dans laquelle les personnages principaux seraient lesbiens ou bis, nous pouvons dire qu’aujourd’hui, de nombreuses séries proposent des histoires intéressantes à ce niveau. Il y a encore cependant de nombreuses améliorations à apporter, comme par exemple mettre en avant des personnages lesbiens androgynes, butchs, car aujourd’hui tous les personnages lesbiens ou presque sont exclusivement féminins… Par ailleurs, ces personnages font, soit partie d’un groupe, ou leur rôle est secondaire. Il n’existe pas de série comme Ellen dans laquelle le personnage principal était lesbien. Encore un point, et pas des moindres, les personnages lesbiens sont systématiquement tués, ce qui signifie qu’ils ne sont pas aussi importants que leurs homologues hétéros. Que vous ayez aimé ou pas The L Word, ce fut une véritable révolution en ce sens que tous les personnages ou presque étaient lesbiens ou bis, qu’il était question de problématiques lesbiennes, de la vie des lesbiennes. Qui sait quand cela se reproduira ? C’est maintenant que nous devons mettre en place une pétition pour notre propre version de la série Looking [Rires] !

Comment décririez-vous une lectrice typique d’AfterEllen ? Cette question est difficile car nos  lectrices ont entre 13 à 60 ans ! Mais je pense qu’une lectrice typique est tout d’abord lesbienne, bie ou queer, c’est également une féministe qui sait combien il est important que nous soyons représentées  avec précision aux yeux du monde. Par ailleurs, notre lectorat apprécie de voir de jolies photos de femmes belles et talentueuses et des vidéos plutôt marrantes.

Selon vous, quelle est la force d’AfterEllen ? AfterEllen est dans le paysage médiatique depuis si longtemps que nous sommes reconnus comme étant le site référence en matière d’informations lesbiennes, bies et queer. Notre équipe de rédaction est extrêmement variée ; elle est composée de femmes de couleur, d’âges et d’identités différents. Certaines sont célibataires, d’autres sont mariées, ou encore mères de famille… Cette diversité nous assure de ne pas mettre en avant une seule « façon d’être lesbienne ». Nous sommes une communauté et nos lectrices en font partie aussi bien sur le site que sur le forum. Forum d’ailleurs devenu très populaire sur lequel les femmes viennent pour un conseil, lier connaissance ou pour trouver l’amour, pourquoi pas !

Aujourd’hui les magazines LGBT ne se portent pas au mieux. Quel est votre avis sur la question ? La difficulté majeure pour toute la presse papier est son incapacité à être « à jour ». Les magazines sont forcément obsolètes au moment où ils arrivent  en kiosque, alors,  à moins d’arriver à créer un contenu intemporel qui sera toujours d’actualité quelques mois plus tard, il est difficile pour les lecteurs de se sentir concernés si ce qu’ils trouvent dans le magazine, ils l’ont déjà lu sur internet. Ceci étant dit, certains magazines tirent très bien leur épingle du jeu en créant un véritable espace de discussion queer et en permettant de mettre en avant des photographes et artistes qui ne résonneraient pas de la même manière sur le net. Je pense, par exemple, à des magazines comme Girls Like Us et No More Potlucks.

En France, de nombreux bars et clubs lesbiens ont fermé ces dernières années. Est-ce la même chose aux Etats-Unis et est-ce la raison pour laquelle vous avez créé LezBiBuy, qui répertorie les établissements lesbiens ? Exactement ! Les lieux lesbiens sont en voie d’extinction, ce qui est frustrant mais qui est  également en partie de notre faute. Les lesbiennes ont tellement d’autres moyens aujourd’hui de se retrouver que d’aller dans un ou deux bars dédiés à la communauté. C’est une belle évolution que de pouvoir être soi-même dans des lieux non estampillés « gay et lesbien », mais au fil du temps, les lesbiennes ont arrêté de soutenir les établissements lesbiens. LezBiBuy est né de l’idée que si nous ne soutenons pas ces établissements, et bien ils fermeront. Pourtant, ce  sont « nos » endroits et nous devrions tout faire pour qu’ils perdurent, en particulier des endroits comme les librairies LGBT et féministes. Je ne sais pas pourquoi les endroits lesbiens ont soudain arrêté d’intéresser les lesbiennes, mais j’espère vraiment que cela peut et que cela va changer.

Pensez-vous que ce désintérêt soit dû au fait que les lesbiennes sont moins investies dans la communauté que les gays ? Je suppose que cela dépend de nombreux facteurs, mais d’après mon expérience les gays sont effectivement plus nombreux dans les actions pour la communauté. Je serai folle de ne pas penser que la communauté LGBT n’est pas victime également des normes patriarcales à l’image de la société toute entière. Les hommes sont plus respectés et ils ont des postes de pouvoir, mais je pense que cela est en train de changer. Je pense aussi  que les lesbiennes devraient participer plus activement. Il est facile pour des personnes de ma génération (j’ai 31 ans), de voir les avancées majeures qui ont été réalisées comme par exemple pour le Don’t Ask Don’t Tell et le droit au mariage, et ainsi supposer que le travail est déjà fait. Mais le travail n’est pas terminé et nous avons besoin de femmes puissantes pour continuer le combat en matière de problématiques féministes.

L’année dernière, quelques célébrités ont fait leur coming out, à l’image d’Ellen Page. Pourquoi pensez-vous que faire son coming out soit aujourd’hui encore aussi difficile ? En vivant moi-même à Los Angeles, je peux vous dire que l’homophobie est encore très présente à Hollywood. Ma compagne, mes amis et mes collègues, qui font partie de ce système, essayent en permanence de changer le paysage audiovisuel à la télé et dans les films, et cela m’a appris beaucoup de ce qui se passe dans cette industrie. Je suppose que cela ne fait que confirmer mes craintes, à savoir que le profit est au-dessus de tout, une priorité telle que tout ce qui est intéressant et différent en pâtit. Mais les choses avancent petit à petit, il suffit pour cela, en effet, de prendre le cas d’Ellen Page, dont le coming out a eu une très grande retombée médiatique. Elle fut nominée aux Oscars et le fait de dire « I’m gay » et aujourd’hui de défendre un film comme Freeheld montre que les choses progressent. Cela me donne de l’espoir. Mais la plupart du temps, le traitement médiatique des personnalités qui font leur coming out est très dramatisé ce qui montre bien que l’homosexualité est à l’image d’un secret qu’il est bon de garder pour soi jusqu’au moment où cela sort. Le fait qu’Ellen Page et d’autres encore doivent se soucier pour leur travail, leurs amis, leur famille ou le regard de la société à leur encontre parce qu’ils sont gays est une tragique réalité.

De votre côté, avec quelle célébrité lesbienne avez-vous grandi en tant que modèle ? J’ai grandi avec Ellen DeGeneres et Rosie O’Donnell à la télévision. Avec Oprah Winfrey aussi parce qu’elle accueillait un grand nombre de lesbiennes dans son émission, et que ma mère est une grande fan de cette présentatrice. J’ai eu la chance de grandir dans une famille très ouverte et tolérante dans laquelle le racisme, l’homophobie ou la critique envers ceux qui n’étaient pas comme nous, n’étaient pas permise. (Exceptés peut-être les Républicains). J’étais très inspirée par des personnages lesbiens et bis à la télé également dans des séries comme Once & Again, But I’m A Cheerleader et Queer as Folk. Je n’avais pas vraiment conscience de mon homosexualité jusqu’à l’âge de 20 ans, mais j’appréciais déjà beaucoup la culture queer à travers mes amis gays. Je n’avais aucune idée de la raison qui me poussait tellement à vouloir voir le film Bound lorsque j’étais plus jeune !

En tant que rédactrice en chef d’un média lesbien, votre vie tourne-t-elle entièrement autour de cette culture queer ? J’adore la culture queer et ma vie est quasiment entièrement queer. Mon boulot, mes amis, les livres que je lis, les films et séries que je regarde… tout est très queer dans mon quotidien ! Mais en même temps, je souhaite avant tout être traitée comme n’importe quel être humain. Je ne veux pas que le fait que je sois lesbienne devienne un sujet contesté par les hétéros qui prendraient des gants avec moi pour une raison ou pour une autre, car cela s’apparenterait à un jugement. J’embrasse ma différence de tout mon cœur, mais pour autant, j’espère que cela n’est pas un sujet important aux yeux des autres lorsqu’il en est de l’égalité de nos droits.

Pour nos lectrices qui décideraient de partir en vacances à Los Angeles, quels sont les lieux que vous pourriez leur recommander ? Malheureusement, il n’y a pas un seul bar lesbien à Los Angeles. Il faut donc que vous vous rendiez aux soirées ponctuelles organisées par et pour les lesbiennes / bies, comme Milk Milk Lemonade, The Grind et Rumours. The Abbey propose des soirées lesbiennes tous les mercredis, je vous le conseille donc si vous souhaitez profiter d’une soirée à West Hollywood. Je vous conseille également de vous rendre à Otherwild, magasin tenu par une lesbienne à Echo Park et continuer en rendant visite à Susan Feniger au MudHen Tavern, idéal pour un bon repas et siroter de délicieux cocktails. Si vous aimez la nourriture vegane mexicaine avec de bons verres et pourquoi pas voir quelques célébrités (qui n’aime pas ça ?), alors rendez vous au Gracias Madre dont la chef est lesbienne.

Quelle série vous a marquée récemment ? J’adore Transparent et sa palette d’identités et de sexualités queer. Je pense également qu’Orange is the New Black va continuer de décrire ces personnages de femmes lesbiennes/bies à la fois intéressantes et complexes.

Quels films vont marquer 2015 ?  Les deux prochains films qui vont faire la part belle aux femmes queer sont Freeheld et Carol, mais je pense qu’ils ne sortiront pas en salle savant 2016. En 2015, je parie sur Bessie (réalisé par Dee Rees ouvertement out et basé sur la vie de l’artiste bisexuelle Bessie Smith) qui permettra d’ouvrir un beau débat sur la sexualité des femmes de couleur queer.

Quelle websérie ? Parmi mes webséries préférées, je peux citer The Better Half, Hashtag, Carmilla, Little Horribles et The Slope (RIP !).

Quelle célébrité lesbienne ? Je pense que les deux Ellen (Page et DeGeneres) seront toujours au top, mais Kate McKinnon est de plus en plus populaire et nous pouvons la retrouver tous les samedis sur nos écrans de télé. Le fait qu’elle fasse partie du casting dans Ghostbusters ne gâche rien [Rires] !

www.afterellen.com