Au cours de la cérémonie des British LGBT Awards, qui récompense chaque année les artistes et personnalités médiatiques qui ont montré un engagement fort envers la communauté LGBT, Sarah Waters a reçu le Lifetime Achievement Award. Un prix qui récompense l’ensemble de la carrière de l’écrivaine britannique ouvertement lesbienne à qui l’on doit les romans Caresser le velours, Du bout des doigts et L’Indésirable, entre autres, et qui avait accordé une interview à Jeanne Magazine pour la sortie de son roman Derrière la porte.     

Sarah Waters en toute intimité

Derrière la porte, se déroule dans une banlieue de Londres dans les années 20. Frances, vingt-six ans, habite une grande maison avec sa mère, et pour payer leurs dettes, elles sous-louent un étage à Lilian et Leonard Barber, tout juste mariés. Pour Jeanne Magazine, la romancière anglaise revient sur les prémices de ce nouveau roman, nous parle de la relation entre Frances et Lilian, de l’homosexualité féminine dans le Royaume-Uni de l’après-guerre et du partenariat civil qu’elle a contracté il y a quelques années avec sa compagne.

Pouvez-vous nous décrire votre état d’esprit lorsque vous avez commencé à écrire votre livre Derrière la porte ? J’ai tout simplement commencé avec l’envie d’écrire une histoire qui aurait lieu dans les années 1920. Je ne connaissais pas grand-chose à cette période mais ça faisait partie de ce qui m’attirait. Après avoir écrit plusieurs livres dont les histoires se déroulaient pendant l’époque Victorienne, puis ensuite, pendant les années 1940, je voulais vraiment me pencher sur la période entre les deux. Une partie du plaisir que me procure l’écriture d’un livre dans une période historique vient de la possibilité de véritablement explorer cette période, de lire les journaux et les livres de l’époque, de regarder les films qui s’y rapportent et d’étudier la mode vestimentaire de l’époque. C’est uniquement après m’être bien renseignée sur la période historique en question que j’arrive à créer une histoire cohérente et adaptée.

D’où vous est venue l’inspiration pour ce nouveau roman ? L’idée de ce livre m’est venue lorsque j’ai commencé à lire quelques récits de procès pour meurtre de cette époque. Je me suis passionnée pour ce sujet, car ces crimes passionnels n’impliquent pas seulement des psychopathes ou des personnes « extrêmes » dans le genre, mais également des personnes très « ordinaires ». Des personnes qui ont commis simplement un acte stupide, tragique ou  passionné. Un cas de meurtre m’a particulièrement ému, celui d’Edith Thompson et Frederick Bywaters en 1922. Edith était une femme issue de la classe moyenne inférieure dont le mari avait été tué son amant, plus jeune qu’elle, Frederick. Elle a été accusée à ses côtés, parce qu’elle lui avait écrit des lettres qui semblaient révéler qu’elle l’incitait à commettre ce crime. Elle a été reconnue coupable et pendue, bien que techniquement, elle n’avait joué aucun rôle dans le meurtre. J’ai été frappée par la tragédie de toute cette histoire. Je me suis, en quelque sorte, servie de cette histoire pour modèle afin d’écrire Derrière la porte, mais je l’ai tournée en une histoire lesbienne afin de pouvoir explorer la question de la sexualité.

Avec quel personnage en tête avez-vous débuté votre livre ? J’ai commencé avec le personnage de Frances, parce que je me sentais plus proche d’elle. Elle est célibataire, une femme de la classe moyenne avec un passé lesbien et avec toutes les recherches historiques que j’ai faites ces dernières années, je sentais que je « connaissais » son histoire. Lilian, au contraire, était un personnage qui m’était un peu plus obscur. J’ai dû travailler plus dur pour comprendre ses motivations. J’ai fini par m’attacher beaucoup à ces deux personnages. Derrière la porte a été un roman très émotionnel à écrire, j’y ai mis beaucoup de moi-même.

Il y a beaucoup de sensualité et un romantisme très fort entre Frances et Lilian, comment faites-vous pour écrire ces scènes de tensions sexuelles ? Pour écrire, j’ai besoin d’un silence total, préférablement chez moi dans mon bureau. En effet, il y a beaucoup de passion entre Frances et Lilian, beaucoup d’amour, de sexe et d’angoisses, et, comme je vous le disais, a fait de Derrière la porte, un roman très émotionnel à écrire. Vous devez vous projeter dans le cœur et l’esprit des personnages, mais également ressentir leurs désirs ! J’adore cela, même si cela peut être un peu désorientant à la fin de la journée, de sortir de l’histoire et rentrer dans ma vie ordinaire – quitter mon bureau, nourrir mon chat ou sortir la poubelle.

Alors que Frances explique à Lilian qu’elle est déjà tombée amoureuse d’une femme, Lilian est déconcertée par cette nouvelle. Les deux femmes ne savent d’ailleurs pas bien comment réagir alors même qu’elles sont très attirées l’une par l’autre. Comment était considérée l’homosexualité à cette époque au Royaume-Uni ? C’était une période très intéressante pour le lesbianisme. Le sujet de l’homosexualité commençait a être discuté de manière plus ouverte et d’une certaine manière, le lesbianisme était plutôt chic. Cela correspond à la période d’après-guerre, qui était celle de nouvelles aventures sexuelles, d’un rejet des vieilles conventions. Pour ce qui est du mode de vie, cependant, il était plus facile de le vivre si vous étiez aisée financièrement, et/ou apparteniez à des cercles de personnes bohémiennes. Ce fut, par exemple, la période pendant laquelle Virginia Woolf flirtait avec Vita Sackville-West et lors de laquelle Radclyffe Hall faisait partie du réseau international de lesbiennes assez aisées auquel appartenait Nathalie Barney et Djuna Barnes. Pour ce qui est des femmes « plus ordinaires », il est plus difficile de trouver des traces historiques de cela, mais nous savons, par exemple, que certaines femmes utilisaient les codes vestimentaires des hommes afin de vivre leurs histoires d’amour avec d’autres femmes. Et il est presque certain que quelques vieilles filles qui vivaient ensemble comme « amies » à cette époque étaient en fait, amantes. L’auteure, Marie Stopes, a mis en garde les femmes de rester loin du lesbianisme dans son guide sur la vie maritale en 1928 Enduring Passion, ce qui suggère bien que le lesbianisme était un sujet connu au Royaume-Uni à cette époque.

Revenons un peu sur vos succès comme Caresser le velours et Du bout des doigts, était-il alors difficile pour une auteure de raconter une histoire lesbienne ? Non, cela n’a jamais été difficile pour moi, même au début de ma carrière. Je me sens très chanceuse de vivre dans un pays et dans un climat culturel, où il est possible pour moi d’écrire exactement les histoires que j’ai envie de raconter, et de trouver un public pour celles-ci. Mais je sais que je n’ai eu cette chance et la possibilité de le faire, que parce que d’autres auteures l’avaient fait avant. Il y a eu, par exemple, Jeannette Winterson et Emma Donoghue qui ont été des auteures lesbiennes révolutionnaires, mais aussi des pionnières dans le genre avec Rita Mae Brown, Dorothy Allison et Isabel Miller… En somme toutes les auteures lesbiennes des années 70 et 80 que j’ai lues avec avidité lorsque j’étais une jeune femme. Avant elles encore, il y a eu Patricia Highsmith, Mary Renault, Radclyffe Hall. En fait, il y a toujours eu des auteures lesbiennes. Ce qui a changé ces dernières années (au Royaume- Uni tout du moins) c’est que le public dans son ensemble est aujourd’hui préparé à les accepter.

D’ailleurs, aujourd’hui  votre public attend avec une grande impatience la sortie de ce nouveau roman… J’adore mes fans ! Je leur suis très reconnaissante. Ecrire est un travail très solitaire, et j’écris mes romans de manière très lente alors il m’est facile de perdre confiance lorsque je suis au milieu d’un projet qui me prend environ quatre ans. Avoir des lecteurs qui me témoignent de l’affection qu’ils ont pour mon travail et attendent mon prochain roman est très encourageant. Mon public lesbien fait preuve d’une pointe d’excitation supplémentaire et je le comprends.

Avec trois de vos succès sur  l’époque Victorienne, pensez-vous écrire à nouveau sur cette période ? Non, je ne prévois pas de le faire. J’ai adoré explorer le dix-neuvième siècle pour ces romans, mais ces dernières années, je me suis bien plus intéressées à l’histoire plus récente du Royaume-Uni. Je pense, de ce fait, qu’il y a plus de chances que je situe l’histoire d’un prochain roman dans le présent qu’à nouveau à l’époque Victorienne. Mais demandez-le moi à nouveau dans quelques années, je pourrai avoir changé d’avis.

Qu’avez-vous pensé des adaptations télé de vos livres ? Y a-t-il une adaptation déjà prévue pour Derrière la porte ? Ces expériences ont toutes été très positives. J’ai pris énormément de plaisir avec les premiers projets en particulier. Lorsque je regarde aujourd’hui Tipping the Velvet, je trouve qu’il a pris un petit coup de vieux, mais je l’apprécie toujours beaucoup. Mon préféré a toujours été Fingersmith, car je trouve que beaucoup de choses ont été conservé, l’adaptation sonnait très juste. Oui, il y a des projets d’adaptation télé pour Derrière la porte, l’idée est très excitante bien qu’elle en soit à ses tous débuts…

En parlant de télévision, que pensez-vous d’ailleurs de l’évolution des personnages LGBT ? Etiez-vous, par exemple, fan de The L Word, Lip Service ou plus récemment d’Orange Is the New Black ? Il y a eu quelques séries avec des personnages lesbiens à la télé britannique récemment, mais toutes ont été arrêtées. Et c’est, en fait, le problème avec les personnages lesbiens dans des rôles secondaires, il est très facile de s’en débarrasser ! Je me suis lassée de The L Word, car je n’arrivais pas à m’identifier aux personnages ! J’ai aimé Lip Service et j’ai été très déçue que la série s’arrête. Mais j’adore Orange Is the New Black, c’est tellement étonnant de voir une série bien jouée et au caractère bien trempé dans laquelle, virtuellement, tous les personnages sont lesbiens – voir une palette de lesbiennes, plutôt qu’un seul style de lesbiennes. Cette série propose quelque chose de nouveau et très attendu.

En mars ont été célébrés les premiers mariages entre personnes de même sexe au Royaume-Uni. Quelle a été votre réaction lorsque la loi a été votée ? C’est drôle car je n’ai jamais été une fervente supportrice du mariage entre personnes de même sexe. En tant que féministe de la première heure, je n’étais pas certaine de vouloir avoir une femme, ni même d’en être une. Par contre, j’étais inquiète quant à notre sécurité, la discrimination face à l’emploi, ou bien pour le droit à l’adoption. Mais ma partenaire et moi-même avons contracté un partenariat civil il y a quelques années et dès que nous l’avons fait, j’ai réalisé à quel point cela était important politiquement parlant. C’était tellement valorisant que notre relation puisse être validée et protégée par notre pays, au même plan que celles des couples hétérosexuels.  Ceci étant dit, nous n’avons pas prévu de transformer ce partenariat civil en mariage (malgré le fait que nous pourrions le faire aujourd’hui). Ce sont les fondations légales qui sont importantes à nos yeux, pas forcément l’étiquette ou la cérémonie qui s’y rapporte. Je me considère de toute manière « mariée ». C’est une évolution très inspirante, c’est quelque chose que je n’aurai jamais pu prévoir lorsque j’ai fait mon coming out dans les années 80 dans une Grande-Bretagne pas très gay-friendly.

Photos : Chris Jepson

L’interview de Sarah Waters a été publiée dans le numéro d’avril 2015 de Jeanne Magazine. En vous abonnant à Jeanne, vous permettez à votre magazine 100% lesbien de continuer à vous proposer 90 pages de contenu exclusif chaque mois !